La crise agricole qui secoue actuellement la France, mais aussi d’autres pays d’Europe et du monde, interroge le modèle de développement agricole actuel et les conditions de vie des agriculteurs eux-mêmes. La technologie agricole est souvent présentée comme un remède à un grand nombre de maux vécus par le monde paysan. Mais une partie du mal n’est-elle pas dans le remède ?
Une image vaut mille mots. Ce sont des milliers de tracteurs qui ont bloqué les routes de France ces derniers jours. Des tracteurs souvent hyper sophistiqués, bourrés de fonctionnalités technologiques comme le sont devenus les habitacles de nos véhicules.
Ces engins sont devenus les symboles de la colère paysanne et, pourtant, ils sont peut-être aussi à la source d’une partie du mal qui ronge nos campagnes. L’accélération des technologies dans nos champs promettait plus de confort et une meilleure maîtrise des productions à nos agriculteurs, mais elle les soumet aussi à une servitude d’une toute autre nature.
La pression du rendement
La machine agricole d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle qui peuplait les exploitations d’il y a à peine trente ans.
En une génération, les fermes ont vécu une révolution technologique assez phénoménale. Les financements octroyés par les pouvoir publics ont permis cela. Ils ont permis aux paysans de s’offrir des outils dispendieux et dernier cri. Ils les ont aussi endettés.
« (…) est-ce la demande qui nourrit l’accélération du rendement ou bien est-ce l’offre plus massive qui engendre l’accroissement d’une demande excessive ? »
Et l’arrivée de ces tracteurs robots, pulvérisateurs high-techs ou autres drones de surveillance des sols a aussi eu un autre prix : celle d’accélérer toujours plus la course au rendement.
Il est certes légitime d’invoquer les besoins en nourriture de la population mondiale, qui augmentent inexorablement, certains experts prédisant même une hausse de 35 à 60% de la demande d’ici 2050. Il est aussi capital de mesurer que le gaspillage alimentaire augmente tout aussi graduellement.
14 % des denrées alimentaires mondiales seraient perdues chaque année entre le moment de la récolte et celui de la vente au détail. On parle de pertes se chiffrant à 400 milliards de dollars, soit une moyenne de 131 kg d’aliments perdus par habitant, rien qu’au sein de l’Union européenne, chaque année.
En d’autres termes, est-ce la demande qui nourrit l’accélération du rendement ou bien est-ce l’offre plus massive qui engendre l’accroissement d’une demande excessive ? La question mérite d’être posée.
Connectés mais isolés
Toujours est-il que la pression repose sur les épaules de nos agriculteurs. Une pression rendue aussi et sans doute plus prégnante du fait de métiers de plus en plus connectés.
Le dernier rapport de l’association française La Ferme Digitale, dont faisait état notre journaliste Laurie Bruno il y a quelques jours, indique que les 824 000 agriculteurs de l’hexagone seraient déjà tous connectés. La grande majorité d’entre eux utiliserait internet dans le cadre de leur profession (81%), beaucoup possèderaient au moins un outil robotisé (75%) et près de la moitié auraient recours à des systèmes GPS pour améliorer la précision de leurs travaux.
« (…) la part d’activité de l’agriculteur consacrée à monitorer les résultats de ses robots autonomes derrière un écran finissait par faire de lui un gestionnaire de données plus qu’un exploitant en contact réel avec sa terre. »
La promesse d’un tel degré de connexion repose sur l’idée qu’un système connecté permettrait à l’agriculteur de ne plus avoir à contrôler lui-même ses parcelles via une application, mais que l’application elle-même maîtriserait directement pour lui l’exploitation, lui laissant dès lors plus de temps pour des tâches à plus haute valeur ajoutée, mais aussi du temps pour soi.
Crise agricole : Les solutions technologiques face à la colère des producteurs
Ambition louable et sans doute en partie vraie. Si ce n’était que dans le même temps, la part d’activité de l’agriculteur consacrée à monitorer les résultats de ses robots autonomes derrière un écran finissait par faire de lui un gestionnaire de données plus qu’un exploitant en contact réel avec sa terre.
Cette déconnexion avec le réel doit aussi compter dans le sentiment d’isolement, voire de détresse du monde agricole.
La colère d’un secteur déboussolé
L’intrusion grandissante des technologies agricoles, si elle rend des services indéniables à l’amélioration de certains processus de production, nous interpelle comme société sur les transformations profondes et parfois brutales qu’elle induit.
Le monde agricole traditionnel s’interroge sur sa place, sa fonction et son importance dans nos modes de fonctionnements actuels, et sur la disparition grandissante d’agriculteurs en raison d’une mécanisation technologique toujours plus poussée.
« (…) les technologies agricoles, qui restent chères et ne sont rentables qu’aux grosses surfaces qui génèrent un important chiffre d’affaires, ne sont pas compatibles avec ce modèle d’avenir qui privilégierait les petites exploitations et les petits producteurs. »
Ce chemin vers une agriculture extensive rendue possible par nos progrès technologiques n’est pas une réalité qui convient à tous les paysans.
Et il conviendra sans doute de se demander si l’avenir de l’agriculture, plus respectueuse de ceux qui la font et qui en vivent, ne devrait pas viser une production plus limitée, plus raisonnable en quantité, calquée sur nos besoins réels et permettant de préserver la biodiversité.
[ÉDITO] L’agriculture en crise : des solutions « porteuses et pérennes » exigées
Pour le moment, les technologies agricoles, qui restent chères et ne sont rentables qu’aux grosses surfaces qui génèrent un important chiffre d’affaires, ne sont pas compatibles avec ce modèle d’avenir, qui privilégierait les petites exploitations et les petits producteurs.
C’est aussi un peu ce message qui s’est exprimé ces derniers jours dans les tracteurs ultra modernes des agriculteurs jusqu’aux aux portes de nos villes.
Crédit Image à la Une : Istock / Foggy Bottom