Le développement technologique actuel pose de sérieux défis en matière de transformation sociétale, mais il nous fait aussi nous interroger quant à notre capacité physique à suivre un tel mouvement. L’accélération phénoménale des capacités d’IA génératives ces dernières années a mis en lumière le choc énergétique potentiel auquel est confrontée notre planète.
Elle a jeté un vrai pavé dans la mare. Elle, c’est la jeune chercheuse canadienne en intelligence artificielle, Sasha Luccioni qui, l’an dernier, a alerté le monde de l’IA quant à l’empreinte environnementale des progrès technologiques en cours.
En se prêtant à l’exercice de chiffrer cet impact nocif, elle s’est même offert l’automne dernier une place prestigieuse et enviable au classement des 35 innovateurs de moins de 35 ans du magazine MIT Technological Review. Et ses conclusions sont implacables : au rythme où nous allons, le frein au développement de l’IA et des technologies quantiques sera énergétique et non pas seulement éthique.
Le frein énergétique
Sasha Luccioni, à l’instar de plusieurs autres chercheurs du domaine, dénonce depuis des mois le caractère énergivore des technologies d’IA, notamment les grands modèles de langage comme ChatGPT, qui doivent alimenter en énergie des processeurs graphiques durant des millions d’heures.
Les dernières études semblent démontrer qu’en 2026, à l’échelle mondiale, les centres de données numériques pourraient dépasser la consommation de 1000 TWh, alors qu’ils étaient déjà de 460 TWh en 2022.
« Une révolution énergétique nourrie par la consommation effrénée de technologies qui devrait s’amplifier dans les prochaines années avec la sophistication des modèles d’IA génératives, la croissance des serveurs de cryptomonnaies, voire exploser avec le développement du quantique. »
Un effort que la jeune scientifique et son équipe ont évalué à 500 tonnes de dioxyde de carbone émis lors de l’entraînement de ChatGPT-3. L’équivalent de plus d’un million de kilomètres parcourus par des voitures à essence.
Une surconsommation énergétique qui semble laisser de glace les géants du domaine comme OpenAI, Microsoft ou bien encore Google, qui refusent de rendre publiques les données permettant de calculer et révéler leur empreinte. Pourtant, leurs dirigeants semblent conscients du choc à venir, à l’image du PDG d’OpenAI, Sam Altman, qui a prédit, lors du dernier Sommet de Davos, que pour assurer la croissance de l’IA, il faudra une « révolution de l’énergie ».
Une révolution énergétique nourrie par la consommation effrénée de technologies, qui devrait s’amplifier dans les prochaines années avec la sophistication des modèles d’IA génératives, la croissance des serveurs de cryptomonnaies, voire exploser avec le développement du quantique.
Accélérer le réchauffement ou pas
Des phénomènes qui nous font sérieusement nous questionner quant à notre capacité énergétique à suivre un tel tempo, alors même que la transition qu’impose le réchauffement climatique et la raréfaction des ressources fossiles nous obligent d’ores et déjà à adopter un mode de consommation plus frugal.
Car, outre le fait qu’elle frappe déjà un mur en termes de production énergétique, la croissance technologique contribue aussi à l’accélération des effets du réchauffement planétaire, les serveurs produisant beaucoup de chaleur.
« (…) nous devons aussi multiplier les efforts pour favoriser la récupération de la chaleur dite ‘fatale’. »
Ainsi, lorsque les centres de données ne peuvent bénéficier de l’électricité pour assurer leur refroidissement, faute d’énergie suffisante, il ont recours à… l’eau.
Une récente étude a ainsi révélé que la formation de GPT-3 aurait consommé à elle seule près de 700 000 litres d’eau douce dans des zones ensoleillées privilégiées pour ses sources d’énergie solaires. Des données qui sont à prendre avec des pincettes, puisqu’elles n’ont pour le moment pas été confirmées officiellement par OpenAI, mais qui soulignent tout de même l’effet potentiellement nocif de la course à des énergies renouvelables qui consomment dans le même temps des ressources naturelles essentielles au développement de la vie sur certains territoires.
Consommer et innover autrement
Outre le fait que nous devions impérativement mieux maîtriser notre utilisation des outils technologiques en appliquant un régime plus frugal à nos besoins, ce qui passera par une meilleure éducation à l’usage du numérique ou bien encore par des indicateurs de consommation énergétique pour chaque outil d’IA déployé, comme le suggère Sasha Luccioni, nous devons aussi multiplier les efforts pour favoriser la récupération de la chaleur dite « fatale ». Autrement dit, la chaleur que dégage naturellement nos serveurs et qui n’est ni récupérée ni valorisée.
L’exemple apportée par la firme Exaion, filiale du groupe français EDF et spécialisée dans le développement et l’exploitation de plateformes de services numériques écoresponsables, semble riche de promesse en ce sens.
La récente annonce de l’ouverture du centre de données baptisé « Bellevue », situé à Sherbrooke au Québec, dont a fait état CScience la semaine dernière, vient apporter un vent de fraîcheur salutaire sur la capacité de récupération de l’énergie produite par les machines informatiques. En intégrant des technologies de refroidissement qui combinent méthodes à air, immersion et valorisation de la chaleur fatale, ces méthodes permettraient de récupérer 100 % de la chaleur émise par les serveurs afin de fournir du chauffage et de l’eau chaude à l’ensemble immobilier.
Les entreprises françaises choisissent le Québec pour rayonner en quantique
Mais il n’en demeure pas moins que ces initiatives, si elles ont le grand mérite d’exister, représentent une goutte d’eau dans l’océan des besoins énergétiques à couvrir pour la poursuite de la croissance technologique actuelle dans un contexte de réchauffement climatique accéléré.
Comme en témoignait il y a quelques jours Éric Lachance, le président et chef de la direction de la firme canadienne Énergir dans les colonnes de CScience, « transformer notre réseau énergétique, le rendre plus résilient, c’est un grand défi. Le faire au rythme qui est exigé par l’urgence de la crise climatique, c’est un défi colossal ».
Se faisant fort de rappeler que pour atteindre les objectifs de zéro émission de CO2 d’ici 2040, il faudrait ajouter ou rénover 80 millions de réseaux électriques à travers le monde. En d’autres termes, cela reviendrait à construire en 15 ans ce qui a été fait durant un siècle entier.
Comme quoi, s’il fallait encore s’en convaincre, l’avenir du développement technologique se jouera résolument sur le terrain de notre autosuffisance énergétique. Ou ne sera pas.
Crédit Image à la Une : Unsplah / Anastasia Zhenina