Nos sociétés occidentales actuelles vivent toutes, à plus ou moins de degrés, un basculement vers un choc des visions d’avenir, entre sentiment de déclin absolu et espoir de transformation radicale de nos modes de vie. La révolution technologique y est pour beaucoup. Elle apporte autant d’espoir que d’épouvante. Elle va vite, et elle est sans pitié. Ceux qui ne suivent pas le mouvement sont laissés de côté. Ceux qui ont sont conscients réagissent, avec violence. Ces déclassés constituent le lupenprolétariat de ce monde nouveau.
« La société est en train de quitter l’ère industrielle avec une rapidité telle que nos vieux clichés politiques sont dépassés et se révèlent aussi trompeurs que nos catégories économiques ». C’était dans les années 80. Une déclaration que l’on doit à l’un des plus éminents écrivains et sociologues américains, que d’aucuns considéraient comme le pionnier des futurologues, Alvin Toffler.
Prophétique, à l’époque, et tellement d’actualité quand on mesure combien nous avons basculés dans cette ère nouvelle qui ne cesse de remuer les lignes, rebattre les cartes, et confondre même les plus sceptiques. Oui, notre monde s’est métamorphosé depuis 30 ans.
Un monde nouveau plus techno, où l’humain cherche encore sa place et le sens à donner à cette évolution. Une mue rapide et incessante qui ne permet plus vraiment la prise de recul nécessaire et nous oblige à une réaction incessante. Epuisante. Pour certains.
En mode réaction
L’accélération technologique fulgurante de l’économie digitale ces vingt dernières années a fait entrer notre monde dans une ère aux perspectives élargies, mais la structure sociale et juridique n’a pas pour autant évolué aussi vite. Il est même possible d’affirmer qu’une grande partie de cette structure répond encore aux codes de l’ancien monde. Entendez, celui d’il y a trente ans.
Le génie génétique, l’intelligence artificielle, la cybermonnaie ou bien encore l’accès en ligne de l’ensemble des services, ont certes provoqué un bond remarquable dans bien des domaines mais ils ont aussi ébranlé une partie de nos acquis.
« (…) plus on accélère dans le progrès technologique, plus on renforce l’impression de fragiliser nos assises et nos institutions sociales »
« Tous ces outils numériques ont créé un environnement quotidien d’une vitesse, d’une échelle et d’une portée sans précédent pour nous, les humains, ce qui contribue largement à notre sentiment collectif d’être dépassés par nos propres expériences en plein cœur de cette révolution technologique et sociale. » Un constat posé par la chercheuse Roberta Katz, du Centre d’études avancées en sciences du comportement de l’Université de Stanford, et qui renforce l’idée selon laquelle plus le progrès technologique grandit, plus la perception de recul des avancées sociétales grandit aussi paradoxalement.
La réflexion que développe la professeure Katz serait celle d’une révolution numérique qui stimule une révolution sociale de manière si aigüe qu’elle finit par provoquer le désarroi face à l’avenir. En d’autres termes, plus on accélèrera le progrès technologique, plus on renforcera l’impression de fragiliser nos assises et nos institutions sociales. D’où ce besoin de réagir pour sauver ce qui semble disparaître sous nos yeux.
Le combat des valeurs
Sentiment de perte qui vient aussi avec celui d’une injustice constatée, d’une impuissance qui serait entretenue par une caste. Les déclassés sont devenus revanchards. Ils réclament que les grands manitous réparent la casse qu’ils auraient eux-mêmes provoqués dans le seul but de s’enrichir.
En 2022, le magazine Forbes, établissait que 7 des 10 personnes les plus riches du monde avaient bâti leur fortune sur l’économie digitale. Bref, le fantasme d’un monde numérique enrichissant un petit groupe d’individus entretenant leur propre pouvoir est bien servi par la réalité. Une réalité d’autant plus tenace que les écarts de richesses se creusent année après année.
« Les jeunes générations (…) cherchent aujourd’hui la meilleure manière de provoquer le changement et s’interrogent sur le fait de devoir l’opérer au sein ou en dehors des institutions dont ils ont hérité »
Sentiment de déclassement social renforcé par les transformations à l’œuvre dans le monde du travail. Près de 70% des travailleurs français expriment une inquiétude quant à l’impact de l’IA sur leur avenir professionnel, selon un sondage réalisé en début d’année par l’Ifop pour le magazine Learnthings.fr. L’automatisation accrue des tâches ne résonne pas chez eux comme une amélioration des compétences mais bien comme l’obsolescence de leurs métiers.
C’est en fait le sentiment de perte d’une certaine humanité qui prédomine. 87% des Français sondés par l’Ifop exprime cette crainte du fait d’une dépendance encore plus importante à la technologie.
Et n’allez surtout pas croire que cette réaction ne toucherait que les plus âgés d’entre nous. Les jeunes générations, celle des Z et des alphas, éprouvent des approches très conflictuelles entre leurs valeurs, leurs attentes profondes et la réalité qu’ils vivent.
Ils cherchent aujourd’hui la meilleure manière de provoquer le changement et s’interrogent sur le fait de devoir l’opérer au sein ou en dehors des institutions dont ils ont hérité.
D’Etat-nation à état des lieux de nos états d’âme
Si le 20ème siècle fut celui du réveil des nations, le 21ème est sans conteste d’ores et déjà celui de nos capacités à penser hors des frontières et à dépasser les capacités humaines éprouvées jusque-là.
Notre époque est celle d’un nouvel « âge universel » qui vient révolutionner notre conception de l’espace et du temps dans une société de plus orientée vers la créativité qui, par essence, ne possède pas d’espace déterminée puisque la création se trouve dans l’esprit de chaque individu.
C’est un choc frontal entre la référence à la terre, à la propriété, celle de l’Etat-nation, et celle de la créativité sans bornes, sans espace déterminé, et aux droits de propriété fluctuants. Bref, deux conceptions que les esprits binaires auront tôt fait de résumer, de schématiser entre le choix de l’ordre ou du désordre. La vérité, forcément, se trouve entre les deux. Là même où les extrêmes ont horreur de naviguer.
« (…) les connaissances scientifiques et techniques qui étaient à peine un privilège réservé à une minorité jusqu’à présent, devront être étendues à toute l’humanité »
Pour combattre l’extrémisme idéologique, cette nouvelle phase de l’humanité, qui se fait fort d’utiliser la science et la technologie avec intensité, devra être aussi prospère que redistributive. Mais surtout, les connaissances scientifiques et techniques qui étaient à peine un privilège réservé à une minorité jusqu’à présent, devront être étendues à toute l’humanité. Et ce, dans un avenir proche. Car le temps nous est compté.
Il faut un plan Marshall de l’accompagnement vers ce monde nouveau à l’échelle planétaire ; un plan qui doit miser sur l’éducatif et l’éthique : la littératie numérique doit être enseignée dès le plus bas âge, et à tous les âges, et la redistribution des richesses produites pas cette nouvelle ère numérique doit impérativement passer par de nouvelles formes de taxation.
Il doit aussi passer par l’orientation de l’utilisation de ces nouveaux outils vers les grandes priorités universelles de notre siècle : réchauffement climatique, explosion démographique, et risques sanitaires.
Pour que l’état d’âme de nos sociétés puisse passer de l’inquiétude et du ressentiment actuel à une confiance, une tranquillité et un apaisement enfin retrouvés. Rien encore ne nous empêche de rêver.
Crédit Image à la Une : Unsplash / Victor He