« Toute innovation n’est pas bénéfique ou indispensable. » C’est sur cette réflexion que s’est penché le 10e symposium annuel Trottier sur l’ingénierie, l’énergie et la conception durables, organisé par l’Institut de l’énergie Trottier (IET) de Polytechnique Montréal le 15 novembre. Face à la lutte contre les changements climatiques, quelles solutions existent afin d’innover pour un avenir durable?
L’ingénieur et essayiste Philippe Bihouix et la chercheuse associée au sein du Pôle Climat, énergie et sécurité de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), Sofia Kabbej, ont pris part à cette discussion sous le thème du « dilemme technologique : exploiter sans ruiner ».
« Tous et toutes, nous voulons éviter de créer de nouveaux problèmes et nous voulons désamorcer les problèmes actuels. L’éclairage amené par le symposium vise à nous faire cheminer collectivement », lance François Bertrand, directeur de la recherche et de l’innovation à Polytechnique Montréal, en guise d’introduction.
Des énergies vertes, mais coûteuses
Le passage à la captation, l’utilisation, le transport, le stockage d’énergies vertes requiert des convertisseurs qui consomment des matériaux et une accélération de l’intensité de l’extraction des ressources terrestres. « Depuis une dizaine d’années, à peu près toutes les grandes agences internationales (…) se sont aperçues que le passage aux énergies renouvelables, qui sont plus intenses en consommation de matière première, va provoquer un besoin d’extraction énorme de grands métaux (comme le cuivre et le zinc) et de métaux de spécialité (comme le lithium, le nickel, le cobalt) », observe Philippe Bihouix.
« (…) on s’apprête à extraire plus dans les 30 prochaines années que pendant toute l’histoire de l’humanité, à l’exception de quelques métaux »
– Philippe Bihouix, ingénieur et essayiste
Si cette accélération entraîne la possibilité de pénuries de ressources à court terme et d’augmentation de prix de celles-ci, ce sont souvent les impacts environnementaux qui inquiètent le conférencier : « On parle d’activités, dont des minières, minéralogiques et métallurgiques, qui font partie des activités les plus polluantes. On peut parler de perturbation du cycle de l’eau, de déforestation, de drainage minier acide, de déchets, d’utilisation de produits chimiques, de bruit, de poussière, et d’utilisation d’énergie. »
L’extraction des métaux et la métallurgie ont un coût environnemental non négligeable, et risquent de continuer d’augmenter. « L’extraction minière progresse, en pourcentage, plus rapidement que le PIB pour énormément de métaux, à cause de cette urbanisation massive. Compte tenu des taux de croissance du passé, mais aussi du futur, on s’apprête à extraire plus dans les 30 prochaines années que pendant toute l’histoire de l’humanité, à l’exception de quelques métaux », note Philippe Bihouix.
Les limites du recyclage
Plusieurs défendent l’idée que cette accélération d’extraction peut être justifiée par une meilleure utilisation du recyclage puisque, contrairement au plastique, plusieurs métaux peuvent être refondus presque infiniment. Même s’il y a effectivement un coût environnemental à payer lors de l’extraction, elle permettrait à l’humanité de se doter d’une certaine quantité de matières qui peuvent être utilisées encore et encore dans une économie circulaire.
« Malheureusement, ça ne marche pas du tout comme ça. Il y a des limites énormes au recyclage. D’abord, il y a des usages dispersifs ou dissipatifs : on n’utilise pas tous les métaux sous leur forme métallique, récupérable ou pure. (…) La plupart du temps, on fait des alliages, des mélanges, et en fin de vie, ça crée des incompatibilités métallurgiques, des difficultés à la récupérer », relève M. Bihouix. Il précise qu’à l’échelle mondiale, « les taux de recyclage en fin de vie excèdent 50 % pour seulement douze métaux » (pour soixante métaux observés).
Aussi, même si nos technologies sont de plus en plus efficaces, ces améliorations ne se traduisent pas en bénéfices pour l’environnement. Nos voitures n’ont jamais été aussi efficaces, mais sont plus lourdes que jamais, le poids moyen des véhicules ayant augmenté de 18% en 20 ans, selon des données de la SAAQ. Le numérique consomme près de 10% de l’énergie mondiale, mais est plus performant que jamais. « On n’a jamais eu autant de capacités d’innovations techniques et technologiques, c’est indéniable. Mais, finalement, on est toujours un peu rattrapé par la patrouille des effets systémiques qu’on peut trouver autour », note-t-il.
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L’une des solutions alternatives est de se diriger vers une sobriété, un levier que M. Bihouix considère comme nécessaire et incontournable pour une transition écologique. Cette sobriété prend différentes formes, et pour être efficace, doit dépasser les initiatives personnelles (moins chauffer son logement, travailler de la maison, etc.) pour prendre une forme plus organisée et systémique.
Le conférencier donne comme exemples d’intervenir d’un point de vue réglementaire quant à la taille de voiture, d’encourager la « démobilité », de mutualiser différents réseaux, de lutter contre l’obsolescence des objets. « On a vraiment (…) à faire que les objets durent davantage avant d’aller vers le recyclage qui est si limité », soutient Philippe Bihouix.
« Il faut se projeter vers une autre innovation, une innovation complémentaire. On ne va pas renier l’innovation technologique, il y a des choses extrêmement intéressantes dans la chimie des batteries, dans la manière de recycler, etc. Sauf qu’on sait que ce ne sera pas uniquement de l’innovation technologique, mais aussi culturelle, sociotechnique, sociétale, organisationnelle (…) Il y a aussi le techno discernement, c’est-à-dire distinguer les bons (comme les progrès en médecine) des mauvais usages (comme certains gadgets du quotidien) », conclut-il.
La géo-ingénierie solaire, la solution pour répondre aux changements climatiques?
Sofia Kabbej présente un bilan assez pessimiste des efforts de la coopération internationale : 2022 marque un record de concentration de gaz à effets de serre (GES) et les impacts des efforts insuffisants de réduction d’émissions sont de plus en plus notables. Le nombre de catastrophes naturelles a doublé depuis 2000 et 2022 est la 5e année la plus chaude jamais enregistrée depuis l’ère préindustrielle, cite la chercheuse.
Quelles solutions existent, face à un échec quasi inévitable des objectifs environnementaux? La géo-ingénierie est une piste à considérer. Il s’agit de « l’ensemble des techniques et pratiques mises en œuvre ou projetées dans une visée corrective à grande échelle d’effets de la pression anthropique sur l’environnement. »
La géo-ingénierie peut cibler le climat et « agir (…), de manière technique ou chimique, sur le rayonnement solaire afin de diminuer la température moyenne globale ou sur une zone précise », définit Mme Kabbej, qui présente différentes techniques en développement.
Entre autres, grâce à des injections d’embruns, il serait possible d’éclaircir les nuages marins afin d’augmenter la réflectivité des nuages situés au-dessus des océans. L’Australie a d’ailleurs fait le premier essai terrain de cette technique en 2020. Une autre technique en cours de modélisation propose d’amincir les cirrus puisque « plus ces nuages sont fins, plus ils seront en mesure de libérer de la chaleur, et donc de renvoyer les rayonnements solaires vers l’espace », résume-t-elle.
L’injection d’aérosols de la stratosphère est la méthode la plus connue et étudiée. Elle consiste en l’envoi de « ballons dans la haute atmosphère pour y diffuser des particules chimiques qui vont venir former une sorte de voile miroir qui va venir refléter directement vers l’espace le rayonnement solaire. Le but étant de réduire la quantité de rayons solaires qui pénètrent et restent dans l’atmosphère », explique la chercheuse. De la recherche liée à la théorisation de miroirs spatiaux est aussi en cours.
Les risques associés à ces projets
Ces différents projets sont à des stades relativement peu avancés, mais leur progrès est freiné en raison du dilemme auxquels les scientifiques développant ces techniques sont confrontés. « Les modèles mathématiques utilisés jusqu’alors ne sont pas assez performants et poussés pour leur permettre de modéliser correctement les effets qu’aurait un déploiement de ces technologies sur le système climatique et sur les écosystèmes », met en lumière Sofia Kabbej.
« L’objectif (de la géo-ingénierie solaire) est d’agir sur les conséquences des changements climatiques, en ne s’intéressant absolument pas à leurs causes. C’est une technologie pansement pour contrer ce phénomène de réchauffement. (…) »
– Sofia Kabbej, chercheuse associée au sein du Pôle Climat, énergie et sécurité de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)
En plus d’avoir des risques leur étant spécifiques, les techniques présentées comportent de similaires risques naturels et humains. Mme Kabbej liste que ces technologies pourraient entrainer un dérèglement, à la hausse ou à la baisse, des précipitations, une réduction des rendements agricoles, des risques sanitaires et un choc terminal.
S’ajoutent à ces risques les enjeux de défense et de gouvernance amenés par le déploiement potentiel de cette technologie, mais aussi « un aléa moral. Si on a des technologies qui nous permettent de continuer comme nous le faisons aujourd’hui, de ne pas enclencher une transition réellement efficace diminuant les GES, on continuerait à le faire simplement parce qu’on a en tête cette possible technologie », souligne Sofia Kabbej.
Elle ajoute que « l’objectif (de la géo-ingénierie solaire) est d’agir sur les conséquences des changements climatiques, en ne s’intéressant absolument pas à leurs causes. C’est une technologie pansement pour contrer ce phénomène de réchauffement (…) Ceux qui cherchent à se faire l’avocat (de ces technologies) défendent l’idée de déployer la géo-ingénierie solaire en attendant d’arriver à un équilibre des émissions, c’est-à-dire que ce serait une technique transitoire. »
Crédit Image à la Une : Capture d’écran du symposium “Le dilemme technologique : exploiter sans ruiner”
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