« Il y a urgence d’agir » pour la science et la culture en français

« Il y a urgence d’agir » pour la science et la culture en français

Sur quelles pratiques faut-il concentrer les efforts collectifs afin de renforcer la découvrabilité des contenus culturels et scientifiques francophones, en France et ailleurs dans le monde ? À la veille de la journée internationale de la francophonie, plusieurs acteurs clés des médias et de la recherche se sont mobilisés à distance ainsi qu’en présentiel au Québec, le 19 mars 2024, pour aborder cet enjeu qui embrase les esprits comme jamais auparavant dans l’écosystème.

Un appel à l’engagement collectif pour renverser la vapeur

« Ce n’est pas une énième conférence (comme les autres) sur la découvrabilité. C’est une conférence où l’on parle d’horizons convergents, de regards croisés entre la culture et la science, qui partagent des passions communes pour la promotion de notre langue », a défendu Destiny Tchéhouali, professeur en communication internationale au département de communication sociale et publique à l’UQAM, au cours de ce qu’il a qualifié de « plaidoyer en faveur d’une meilleure découvrabilité ». Une promesse qui met l’eau à la bouche.

« (…) sur le web, à peine 6 % des contenus publiés sont francophones (…) les plateformes des géants jouent presque un rôle de gouvernements mondiaux (…) il y a urgence d’agir. »

– Marie Grégoire, PDG de BAnQ

Sous l’égide de BAnQ (Bibliothèque et Archives nationales du Québec), et avec la participation de représentants d’Érudit, de l’Acfas, d’universités et de la presse spécialisée, l’événement tenu à Montréal a en effet été le théâtre de discussions intenses, révélant les obstacles majeurs à la mise en lumière de ces contenus, mais aussi les solutions tangibles à adopter sinon encourager au sein du réseau francophone mondial. Une tribune où culture et science ont finalement pu se croiser et échanger, « deux mondes qui ont beaucoup en commun mais ne se parlent pas tout le temps », tel que l’a souligné avec justesse Marie Grégoire, présidente-directrice générale de BAnQ, en ouverture des conférences et débats.

Le portrait actuel

Frédéric Bouchard et Marie Grégoire. (Photo : captures d’écran, BAnQ)

Comme l’a justement évoqué Frédéric Bouchard, doyen de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, « La vitalité des savoirs est une condition nécessaire des démocraties sereines », en plus de nourrir « le potentiel de bonheur humain » et « la prospérité individuelle et collective ». Une vitalité qui passe forcément par la transmission des savoirs dans une langue commune, identitaire et épanouie.

« (…) la société québécoise veut-elle vraiment apprendre ? Voit-elle le savoir comme une condition essentielle à son épanouissement ? La majorité des Québécois veulent-ils mieux s’informer ? »

Sur le web, à peine 6 % des contenus publiés sont francophones, et le français n’y est que la quatrième langue mondiale. « C’est alarmant, et illustre l’ampleur du défi, surtout dans un contexte de mondialisation où les plateformes des géants jouent presque un rôle de gouvernements mondiaux, et font peur à nos propres gouvernements nationaux », de soutenir la PDG de BAnQ, martelant qu’ « il y a urgence d’agir ».

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Christian Agbobli, professeur et vice-recteur à la recherche, à la création et à la diffusion à l’UQAM, évoque que pour son université, ayant une cinquantaine de revues à son actif, dont au moins 98 % sont en français, et qui est partenaire du consortium Érudit, l’un des défis de la découvrabilité consiste à occasionner la découverte fortuite de contenus scientifiques, sans même avoir été recherchés au préalable.

L’une des « grandes craintes est de voir les jeunes aller consulter des contenus anglophones, et que la langue française se perde », suggère la PDG de BAnQ. Dans une émission C+Clair du 1er mai 2023, la rédaction de CScience a d’ailleurs retransmis des chiffres révélateurs tirés de résultats d’un sondage Léger mené pour le compte de BAnQ, qui révèlent que près de la moitié des jeunes font leurs recherches seulement en anglais sur les moteurs de recherche.

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Lutter contre la monoculture

Mais l’État devrait-il se mêler de ce que consultent les Québécois sur leurs téléphones intelligents ? Ne serait-ce pas tout aussi discutable que de s’immiscer dans leurs chambres à coucher ? Benoît Dubreuil, commissaire à la langue française, a poussé la réflexion quant à ce qui justifierait l’ingérence dans ce cas de figure, donnant plusieurs arguments en faveur de mesures pro-découvrabilité, comme le fait qu’une saine démocratie dépende de l’hétérogénéité des contenus et des sources qui les produisent et diffusent. Une notion sur laquelle tout le monde devrait s’entendre. « On entendra dire, par exemple, que dans le domaine culturel (…) si les algorithmes sont calibrés pour répondre au public nord-américain, ils peuvent ne pas satisfaire les préférences des (utilisateurs). Ainsi, en favorisant la découvrabilité des contenus en français, on viendrait pallier un échec de marché lié à l’incapacité des technologies à segmenter adéquatement les publics. »

Destiny Tchéhouali. (Photo : captures d’écran, BAnQ)

M. Tchéhouali a quant à lui dénoncé le fait que les contenus qui prédominent aujourd’hui sur les plateformes numériques mondiales, comme Netflix, soient, pour la plupart, internationaux, soutenant qu’à l’ère du règne montant des algorithmes et de l’IA, pour les consommateurs et utilisateurs francophones, il serait « de plus en plus difficile d’accéder à une diversité de contenus locaux et nationaux auxquels s’identifier ».

Se disant pourtant « convaincu que le numérique demeure un vecteur incontournable du rayonnement de la langue française, et un puissant levier du développement à la fois culturel et économique », M. Tchéhouali rappelle qu’il vaut mieux faire du numérique un allié, à exploiter pour promouvoir la culture et la science francophones, afin de lutter contre la monoculture américaine et la désinformation qui en ont fait leur terrain de jeu. Dans cet esprit, conclure des ententes avec les GAFAM de ce monde, à l’image de l’accord signé entre la Bibliothèque royale de Belgique et Google Books pour la numérisation de 100 000 livres en trois ans, s’imposera peut-être comme une nécessité.

Des actions concrètes pour le rayonnement des savoirs

L’alliance internationale au sein de la francophonie pour déjouer les algorithmes

Mais les nations francophones ne peuvent être seules à mener ce combat pour la découvrabilité. M. Tchéhouali brandit d’ailleurs la Mission franco-québécoise sur la découvrabilité en ligne des contenus culturels francophones, pour nous le rappeler. « Il importe de resserrer des alliances très fortes pour bénéficier d’une diplomatie d’influence à l’échelle internationale », afin d’éviter le plus souvent possible que les algorithmes ne recommandent des contenus anglophones.

Mais la bonne nouvelle selon lui, c’est qu’on observe actuellement « un momentum, une mobilisation et une concertation qui sont en train de s’organiser » au sein de la francophonie.

Donner plus de pouvoir et de choix aux consommateurs, et mieux les comprendre

« Dans nos recherches, ce qu’on essaie de faire, notamment à travers un projet mené en collaboration avec TV5 Monde, qui a lancé sa plateforme TV5MONDEplus en 2020, c’est de voir comment on peut redonner à l’utilisateur le pouvoir en termes de paramétrage quant à ce qu’il souhaiterait vraiment consommer. » Pour ce faire, l’équipe du professeur Tchéhouali travaille avec des artistes, ainsi que les Productions Nuits d’Afrique, dans le contexte d’un laboratoire vivant, pour échanger sur les défis de découvrabilité et de mise en valeur des musiques du monde francophone.

Se doter de plateformes de qualité et collecter ses propres données

Selon Vincent Larivière, professeur en sciences de l’information à l’Université de Montréal, l’autre problème, c’est qu’il est difficile d’étudier les enjeux de découvrabilité dans un contexte global, justement par ce que « Ceux qui détiennent les meilleures données sur l’usage de la science et de la culture, ce ne sont pas les académiques, mais bien les plateformes elles-mêmes.

Le modèle brésilien : pour une sélection juste et équitable

Sophie Montreuil. (Photo : capture d’écran, BAnQ)

On peut aussi apprendre du Brésil, si l’on se fie à M. Larivière, car le pays se serait doté d’un système national d’évaluation des scientifiques, qui veut que ces derniers remplissent chaque année « une sorte de curriculum vitae, à la lumière duquel ils sont évalués, ce qui fait que sur la plateforme nationale, une publication en brésilien aura la même valeur qu’une publication en anglais issue d’une revue internationale ». Mais on ne le répètera jamais assez : la responsabilité des organismes subventionnaires des universités est non négligeable dans le soutien des revues savantes, « afin qu’elles bénéficient de métadonnées d’aussi bonne qualité que celles des grandes plateformes internationales », de quoi insister aussi sur l’importance d’être plus sélectif quant aux publications mises de l’avant, « car nous en produisons trop. Cela veut aussi dire que les organismes subventionnaires doivent réduire le poids des évaluations sur les épaules des chercheurs. Il faut évaluer moins, mais mieux du point de vue qualitatif. »

« Les établissements d’enseignement supérieur, les bibliothèques, détiennent les conseils subventionnaires. Chacune de ces instances a un rôle absolument crucial et fondamental à jouer rapidement pour freiner et inverser la tendance, et créer des incitatifs », a renchéri la directrice générale de l’Afcas, Sophie Montreuil, qui en a profité pour annoncer le lancement d’un projet de plateforme qui devrait aboutir à la fin de l’année 2024 ou au début de 2025, et qui s’attarde à la multiplication des points d’ancrage sur le web menant vers les contenus scientifiques en français.

Le libre accès diamant

Pour faciliter l’accès aux recherches de qualité, Vincent Larivière a suggéré de pousser ce que l’on appelle « le libre accès diamant », soit la publication et la consultation gratuites de revues, un modèle à financer collectivement. Pour cela, « il faut, à l’échelle des politiques publiques, reconnaître que la diffusion des connaissances fait partie du cycle de recherche ».

Joël Gauthier. (Photo : capture d’écran, BAnQ)

Mais qu’en est-il du financement des revues culturelles, pour lesquels les auteurs doivent être rémunérés, contrairement à ceux des contenus scientifiques qui bénéficient du soutien d’une structure académique ? À ce point, soulevé avec pertinence par Joël Gauthier, qui occupe un poste administratif aux Éditions Esse, revue culturelle en art contemporain, M. Larivière a reconnu qu’il y avait un « espace manquant (vide) » à combler. C’est d’ailleurs là toute la réflexion à mener pour les médias aussi bien spécialisés que généralistes, dont le modèle de financement ne fonctionne plus, et qui sont souvent les grands oubliés des réflexions de société sur le débat démocratique, dont ils sont pourtant l’un des principaux piliers.

L’automatisation de la traduction sur les moteurs de recherche

Bruno Poellhuber, rédacteur en chef de la Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire, en libre accès diamant depuis près de deux décennies, n’a pas manqué d’interpeller les panélistes quant à savoir s’il n’y avait pas « quelque chose à faire, relevant de l’action collective, pour soutenir les équipes de rédaction de l’ensemble des revues, un peu à l’image du modèle d’Érudit, en matière de publication, référencement, traduction et utilisation de l’intelligence artificielle ? » Ce à quoi M. Larivière a répondu qu’il y avait « un intérêt à éventuellement traduire tout, sinon au moins les titres et résumés, dans à peu près une vingtaine de langues, afin d’aider la découvrabilité de ces contenus à partir de différents moteurs de recherche ».

Développer des compétences numériques et améliorer les métadonnées

Viriya Thach, responsable du secteur stratégie numérique et intelligence d’affaires à BAnQ, a évoqué la question de la littératie numérique, et de l’importance pour le milieu de développer ses compétences en la matière, pour mieux faire face aux transformations de l’écosystème numérique et à la présence croissante de l’IA générative. « Il faut aussi penser à échanger ces expertises avec les acteurs du milieu. Et comment faire pour que les citoyens s’y retrouvent au sein du vaste choix de l’offre culturelle sur le web, et qu’ils aient accès aux contenus même lorsqu’ils n’en font pas la recherche ? On croit que l’une des clés serait d’améliorer la culture de la métadonnée dans le secteur culturel, pour se donner les outils visant à mieux décrire nos contenus numériques et mieux maîtriser les algorithmes de recommandation, et ré-équilibrer les rapports de force entre les acteurs du milieu culturel et les grandes plateforme numérique. »

Miser sur l’échange intersectoriel et la mutualisation

Pour optimiser la gestion des métadonnées numériques des contenus et leur degré de trouvabilité, renforcer les liens entre disciplines, par exemple, au sein du secteur culturel, peut s’avérer judicieux. Au chapitre des projets intersectoriels porteurs, Mme Thach a rappelé celui du Chantier des métadonnées en éducation, qui implique un partenariat entre BAnQ, le milieu culturel, les bibliothèques scolaires, écoles et ministères, visant à développer une structure de données pour accroître l’opérabilité et le développement d’un vocabulaire commun, grâce à une démarche rigoureuse de consultations pour l’optimisation du partage de l’expertise entre milieux.

Et la concurrence entre universités dans tout ça ? Comme dans le secteur de la recherche en général, l’obstacle à surmonter pour faire converger les efforts au profit de l’innovation et du progrès collectifs, c’est la culture du travail en silo. Alors comment demeurer compétitif tout en collaborant ? « Ça a beau être un défi, c’est facile à relever lorsqu’on revient à la source, soit à notre mission première et commune, qui est de faire rayonner le français et ses contenus, d’où l’importance de ne pas opposer les contenus culturels et scientifiques, et de travailler davantage ensemble », d’amener Tanja Niemann, directrice générale d’Érudit.

Des obstacles persistants

Mais malgré toute cette bonne volonté, traduite en actions concrètes et démontrées, des préoccupations demeurent quant aux facteurs externes qui pourraient nuire à la découvrabilité des savoirs. « L’angoisse qui plane en lien avec le déploiement de la plateforme que l’on va lancer à l’Acfas réside dans son référencement, parce que Google ne sera pas branché directement à la plateforme, et que le profil de l’utilisateur, sa langue et sa localisation constituent les trois facteurs qui influencent les algorithmes de recherche », de suggérer Sophie Montreuil. Pour réduire les écarts de référencement des plateformes du Québec ou de la France, il faut renforcer l’intérêt et les liens entretenus au sein du réseau francophone à l’échelle internationale.

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Crédit Image à la Une : Capture d’écran, BAnQ