Entrepreneure, leader, chercheuse… Et si on profitait de l’été pour apprendre à connaître les Lyonnaises qui façonnent le monde de demain ? Retrouvez sur CScience « 3 questions à une Lyonnaise d’exception », une mini-série proposée par Laurie Bruno un mardi sur deux. Cette semaine, elle a rencontré Eva Ngalle, présidente et fondatrice de Ti3rs.
Eva Ngalle est une entrepreneuse experte du digitale. Il y a à peine plus d’un an, elle a lancé Ti3rs, un projet social qui répond à son histoire personnelle de violences intra-familiales. Une histoire personnelle qui nous concerne tous de près ou de loin, puisqu’une femme sur dix sera victime de violences conjugales au cours de sa vie, selon les derniers chiffres du Ministère de l’Intérieur.
Son application Ti3rs apporte une première réponse à ce fléau en sécurisant la communication entre parents séparés dans un contexte de violences avec un enfant en garde partagée. Implantée au cœur du lieu totem de l’innovation à Lyon H7, au sein du programme shortcut, elle a enchaîné les réussites depuis son lancement. Lauréate du Concours 4S du Crédit Mutuel, présentation de son application à VivaTech, rencontre avec une conseillère du Ministère à l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations… Une solution technologique à portée sociale très prometteuse.
Eva Ngalle, vous imaginez Ti3rs en 2022, une application qui sécurise les communications des parents séparés pour violences conjugales. Comment est né ce projet ?
Le projet vient de mon histoire personnelle. J’ai vécu pendant huit ans avec un homme violent, et on a eu un petit garçon ensemble qui avait trois ans quand on s’est séparés. En me séparant de lui, je pensais que la violence allait s’arrêter, mais elle a continué, verbalement et psychologiquement, du fait qu’on ait un enfant en garde partagée. Je ne trouvais pas de solution pour moi et mon fils, qui avait lui aussi pris des réflexes dès que le téléphone sonnait qu’il ne devrait pas avoir à son âge. Alors je me suis renseignée, j’ai parlé avec des parents dans la même situation, j’ai épluché les forums et les groupes Facebook, j’ai contacté des associations de femmes victimes de violences, des lieux de médiation pour hommes auteurs de violences… J’ai constaté qu’il existait plein de petites solutions, comme par exemple échanger par e-mail, ou demander à un proche de faire l’entremetteur, mais j’ai vite réalisé qu’à aucun moment la violence quotidienne n’était prise en compte.
« En me séparant de lui, je pensais que la violence allait s’arrêter, mais elle a continué, verbalement et psychologiquement, du fait qu’on ait un enfant en garde partagée. »
À ce moment-là, pour vous donner un exemple, mon conjoint avait besoin de nouvelles concernant notre fils, et réciproquement, donc on passait par mon père. Il lui transférait un texto, mon ex-conjoint lui répondait, et mon père me renvoyait un texto filtré. Sauf que cette solution était très compliquée pour tout le monde, et puis mon père aussi y a mis beaucoup d’affect. Je me souviens m’être dit : « Je suis sûre que ce qu’on fait là, on peut le faire via une application ». Alors j’ai réfléchi, jusqu’à décider de la développer, d’abord avec un développeur en freelance, puis avec un collectif depuis janvier 2023. Et l’application est sortie en décembre dernier !
L’application est aujourd’hui disponible au téléchargement partout en France, après une phase de test enrichie par beaucoup de témoignages. Mais comment ça marche, exactement, un « tiers de confiance digital » ?
C’est très simple : on s’est inspirées des peurs des personnes concernées pour créer les fonctionnalités. La première chose que font les parents séparés dans un contexte de violences, c’est acheter un deuxième téléphone pour communiquer avec l’autre. Je précise que je parle des « parents » pour ne pas genrer mes propos, mais je suis très consciente que des personnes qui utilisent l’application, 97 % sont des femmes. Donc la première fonctionnalité de l’application, c’est de créer un numéro de téléphone, comme si on en avait un nouveau. On va simplement rentrer les informations de l’autre parent (nom, prénom et numéro de téléphone), et quand on va lui écrire depuis l’application, l’autre parent va recevoir un texto. Sa réponse ira directement dans l’application. On a choisi de ne pas rendre obligatoire le fait que les deux parents téléchargent l’application, sinon, dans 70 % des cas, le deuxième parent ne l’aurait pas téléchargée.
« La première fonctionnalité de l’application implique de créer un numéro de téléphone, comme si on en avait un nouveau. »
La première fonctionnalité de l’application implique de créer un numéro de téléphone, comme si on en avait un nouveau. La deuxième fonctionnalité, c’est qu’on va choisir quand on reçoit les notifications. J’ai discuté avec des personnes qui recevaient 200 à 300 messages par jour… Donc cette fonctionnalité permet de choisir sur quelle plage horaire on souhaite recevoir des notifications : le soir quand les enfants sont couchés, entre midi et deux pour ne pas laisser les perturbations du travail envahir son esprit, le mercredi parce que c’est le jour où l’on voit son groupe de soutien et c’est donc plus supportable, ou seulement les week-ends parce qu’on est chez ses parents ou avec ses proches. Si le texto contient des mots violents, on va recevoir un message indiquant : « Un message malveillant a été détecté ». C’est une première barrière. Dans le cas où l’on souhaiterait lire le message, notamment si on attend une information importante, les mots violents vont être filtrés. On laisse tous les mots normaux, et on remplace les insultes par du langage fleuri. Par exemple, ce sera écrit littéralement « espèce de langage fleuri », avec des fleurs autour.
« […] les mots violents vont être filtrés […] si on veut faire des captures d’écran pour la Justice, qui demande parfois jusqu’à un an d’historique, il est possible de télécharger un historique qui sera non filtré. »
La dernière chose, c’est que si on veut faire des captures d’écran pour la Justice, qui demande parfois jusqu’à un an d’historique, il est possible de télécharger un historique qui sera non filtré. Il faut savoir que certaines passent des nuits blanches à relire les gros mots, insultes, et menaces de mort qu’elles ont reçu les douze derniers mois ! Ici, l’historique vaut pour preuve juridique. Je l’ai d’ailleurs travaillé avec des tribunaux et une gendarmerie.
Vous avez créé une solution unique sur le marché, un véritable réflexe de communication pour les parents séparés dans un contexte de violences intrafamiliales. En quoi votre approche change-t-elle le monde ?
Ce qui change, c’est sur le plan de la prévention. Il faut savoir qu’il y a beaucoup de prévention sur les violences conjugales en tant que telles, mais peu de choses sur « l’après ». Avec mon application, je protège contre les violences après la séparation. Plein de personnes qui ne pouvaient pas se protéger se reconnaissent dedans. Une fois qu’on s’est séparé, il y a plein de choses possibles et on le montre ! On met d’ailleurs sur l’application des témoignages positifs de vies de personnes après leur séparation. L’objectif est aussi de montrer une autre image des victimes de violences, qui sont aussi psychologiques et verbales, loin de celle où l’on voit une femme couverte de bleus dans un commissariat. Les témoignages montrent qu’on est aussi maman, salariée, et même qu’on fait la fête parfois. L’application sert aussi à protéger les enfants pour qu’ils soient préservés le plus possible et qu’ils ne reproduisent pas un comportement. C’est ambitieux, mais si ça fonctionne, c’est bien.
« On met d’ailleurs sur l’application des témoignages positifs de vies de personnes après leur séparation. L’objectif est aussi de montrer une autre image des victimes de violences, qui sont aussi psychologiques et verbales, loin de celle où l’on voit une femme couverte de bleus dans un commissariat. Les témoignages montrent qu’on est aussi maman, salariée, et même qu’on fait la fête parfois. »
Pour l’instant, l’application est payante sous forme d’abonnement à 9,90 euros par mois, car je paie les nouveaux numéros et tous les messages entrant et sortants. Mais on a laissé la possibilité de passer par des associations partenaires qui vont financer notre abonnement. Aujourd’hui, il y en a dans quatre départements : le CIDFF dans le Rhône, SaVoie de femme en Savoie, l’AVIJ du réseau France Victimes en Haute-Savoie, et Mon Âme Soeur dans le 95 [département du Val-d’Oise]. On a commencé un tour de France il y a quelques mois, dans le but de trouver un maximum d’association partenaires.
« Et quand c’est l’été, il y a plus de violences pour les parents séparés avec garde partagée, parce qu’ils se voient plus souvent. Ce sont des moments compliqués. »
Après, on sait que les violences ne touchent pas que les personnes pauvres, et que certaines victimes ne veulent ou ne peuvent pas se rendre en association. La liste des partenaires est disponible dans l’application. Et quand c’est l’été, il y a plus de violences pour les parents séparés avec garde partagée, parce qu’ils se voient plus souvent. Ce sont des moments compliqués. Alors nous, on communique plus pendant les vacances que pendant la période scolaire, car ce sont des moments de l’année où les personnes ont plus besoin de l’application. En septembre, on ira à Toulouse et à Bordeaux, puis à Rouen, Orléans et Strasbourg en octobre. Après ça, on sera passées dans chaque région, sauf en Corse. Et puis il y a plein de choses qui seront finalisées en septembre, donc on aura encore plus d’abonnements partout en France à la rentrée !
Le but final serait que l’État prenne tout en charge, que ce soit gratuit pour le plus de personnes possibles. D’ailleurs, les deux associations en Savoie et Haute-Savoie sont subventionnées respectivement par la CAF et le Ministère à l’Égalité. Et puis, à l’avenir, on aimerait aussi aller dans les pays à côté, comme la Belgique et le Luxembourg par exemple.
Propos recueillis le 5 août 2024.
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Crédit Image à la Une : Crédit Mutuel