Alors que l’intelligence artificielle s’immisce petit à petit dans chaque pan de notre quotidien, elle ne semble pas faire l’unanimité dans le domaine du e-commerce. Bien au contraire. Selon un article scientifique publié par deux chercheuses, les consommateurs privilégient encore leur liberté de choix et de décision à la facilité et au gain de temps de l’IA. Rencontre avec Mariyani Ahmad Husairi, docteure en marketing stratégique et co-autrice de l’étude.
Amazon, YouTube, Facebook, Netflix… Sur toutes ces plateformes, les algorithmes orientent déjà nos choix, consciemment ou non. Mariyani Ahmad Husairi le sait : son mari n’a cessé de s’en plaindre pendant les longs mois de confinement.
Intriguée, elle décide alors de se pencher sur les rouages de certaines de ces applications utilisées par des millions de personnes au quotidien, et de mesurer leur taux de satisfaction. Verdict : parmi les 1 700 personnes interrogées au cours des trois études de terrain, beaucoup préfèrent se passer d’intelligence artificielle… à une exception près.
Trop d’algorithme tue l’autonomie
« Plus une personne sent qu’elle perd son autonomie, moins elle choisira une plateforme qui utilise de l’intelligence artificielle ». C’est la conclusion que dresse la co-autrice de l’article scientifique publié dans la revue Decision Support Systems après quatre années de recherche sur le recours à l’IA dans l’expérience d’achat en ligne.
« Plus une personne sent qu’elle perd son autonomie, moins elle choisira une plateforme qui utilise de l’intelligence artificielle »
— Mariyani Ahmad Husairi, docteure en marketing stratégique et co-autrice de l’étude
Dans la première étude, les participants se sont vu proposer plusieurs applications pour faire leurs courses alimentaires. Deux versions permettent de rechercher soi-même les produits, l’une avec décision finale de l’utilisateur, l’autre avec celle de l’IA, et deux autres applications ne proposent qu’une sélection restreinte de produits, avec ici encore une décision laissée à l’utilisateur ou opérée par l’IA.
Les résultats sont catégoriques : les répondants choisissent très souvent l’application qui leur laisse la liberté de choix et de décision. « Parmi toutes les études sur le sujet, on sait déjà que la perte d’autonomie est un frein à l’adoption de l’IA. Cette nouvelle recherche vient le confirmer » pointe Mariyani Ahmad Husairi.
Prendre la décision finale même pour une sélection complexe
Fortes de ce constat, les deux chercheuses ont souhaité comprendre si les avis différaient lors d’un choix complexe. Les quatre déclinaisons de l’application sont alors reprises dans une seconde étude, mais les produits apparaissent plus complexes, avec un descriptif d’une vingtaine de lignes chacun.
Si la puissance de traitement de l’intelligence artificielle permettrait ici de gagner du temps, en proposant une sélection restreinte d’articles, les répondants ont une fois encore choisi de rester autonomes dans leur prise de décision.
Mariyani Ahmad Husairi avance à ce titre l’argument selon lequel les utilisateurs aiment être fiers de leur choix. Or, les algorithmes d’intelligence artificielle filtrent les produits disponibles à la vente, biaisant de fait le choix du consommateur. « Et pour faire un choix conscient, il faut avoir une vision globale » conclut la chercheuse.
L’exception des achats « passion » symptomatique de la crise d’identité
Une spécificité ressort néanmoins du rapport : les répondants dits « passionnés » semblent bien plus enclins à renoncer à leur autonomie au profit de l’intelligence artificielle. Dans une troisième étude de terrain, les chercheuses se sont concentrées sur un produit spécialisé en vogue : les chaussures de course. Pour la première fois, les résultats s’inversent. Plus les consommateurs sont passionnés par la course à pied, plus ils plébiscitent les choix restreints élaborés par IA.
Pour la co-autrice de l’étude, cela s’explique par l’identité plus forte de ces consommateurs. « Si tu aimes vraiment la course à pied, tu te moques des chaussures que tu portes car tu veux juste courir » constate-t-elle. A contrario, les novices aiment s’identifier au produit, et y accordent plus d’importance, notamment lorsqu’il s’agit de pratique sportive.
« La musique qu’on écoute, les publications qu’on lit, les réseaux sociaux qu’on consulte… Aujourd’hui, la consommation fait partie de notre identité »
— Mariyani Ahmad Husairi, docteure en marketing stratégique et co-autrice de l’étude
« La musique qu’on écoute, les publications qu’on lit, les réseaux sociaux qu’on consulte… Aujourd’hui, la consommation fait partie de notre identité » soulève la chercheuse. Selon elle, il est primordial de questionner ces nouveaux outils qui modifient notre façon de consommer, et d’éduquer les jeunes générations sur les risques liés à leur utilisation.
Mariyani Ahmad Husairi rappelle d’ailleurs qu’en construisant notre identité sous le prisme de l’intelligence artificielle, qui oriente nos choix, nous risquons de tous nous ressembler. « Qu’en est-il du besoin d’apprendre de nos erreurs, de la diversité, de la démocratie ? » questionne-t-elle, ajoutant « c’est de la différence que jaillit la création, et donc l’innovation ». Les innovations de rupture pourraient-elles éteindre notre propre créativité ? À méditer.
Pour aller plus loin :
Comment la réalité augmentée va transformer notre expérience d’achat
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