La crise Ubisoft secoue la filière française du jeu vidéo

La crise Ubisoft secoue la filière française du jeu vidéo

Grèves salariales, report d’Assassin’s Creed, rumeurs de rachat, tempête boursière… Le leader français du jeu vidéo Ubisoft traverse une crise sans précédent, dont les déflagrations se sont fait ressentir à la Paris Games Week. CScience a recueilli les avis de Romain Ragusa, fondateur de la délégation régionale Auvergne-Rhône-Alpes de France Esports, et Alexandre Cenis, directeur du campus lyonnais XP School.

Le rendez-vous français annuel du jeu vidéo s’est achevé dimanche soir à Paris dans une atmosphère contrastée. La filière, déjà marquée par un fort ralentissement depuis la crise du Covid-19, semble impactée par la crise d’Ubisoft.

L’éditeur du célèbre jeu vidéo d’action-aventure Assassin’s Creed, porte-drapeau de la filière française, est secoué par des turbulences de multiples natures. Faibles performances de ses jeux, grèves suite à l’annonce de restriction du télétravail, chute boursière de 40 % depuis le début de l’année… Ubisoft est pris dans la tourmente, renforçant le ralentissement de toute la filière française.

Une Paris Games Week en demi-teinte

La Paris Games Week (PGW) avait annoncé vouloir se réinventer en laissant plus de place à la pop-culture et au divertissement au sens large. Adaptation forcée ou évolution souhaitée ? Pour Romain Ragusa, ex-délégué Auvergne-Rhône-Alpes de l’association France Esports, ces changements sont révélateurs de la crise du secteur français.

« J’ai l’impression qu’on est allé chercher des nouveaux acteurs, notamment dans le sport, pour combler des manques » constate-t-il. Le sport semble en effet prendre de plus en plus de place à la Paris Games Week, avec des exposants qui s’éloignent du profil originel. « J’ai rien contre le squash, mais on se demande pourquoi ils sont là » grince le professionnel de jeux vidéo.

La Paris Games Week 2024 a réuni 188 000 visiteurs. Crédit photo : ArshesL

L’absence des grands studios internationaux, qui venaient chaque année faire des démonstrations et des annonces exclusives, s’est particulièrement ressentie cette année.

« D’habitude, on remplit tous les halls, aujourd’hui malheureusement on voit des halls coupés en deux » déplore-t-il. Ces éditeurs reconnus mondialement contribuaient à la qualité de l’événement grâce à des fonds importants.

Alexandre Cenis est le responsable pédagogique du campus lyonnais de XP School, une école dédiée aux métiers du gaming et de l’e-sport. Il partage les sentiments de Romain Ragusa suite à sa visite de l’événement jeudi dernier.

« Même si il y avait du business, du retrogaming, des jeux pour les juniors, je trouve qu’il manquait du monde et j’ai vu beaucoup d’allées vides » rapporte-t-il. Si les organisateurs attendaient 200 000 visiteurs, seuls 188 000 personnes ont fait le déplacement. Des attentes très éloignées des chiffres précédents la pandémie de Covid – 317 000 visiteurs en 2019 – bien que la tendance soit en hausse par rapport à 2023 (+ 1 000 personnes).

« Même si il y avait du business, du retrogaming, des jeux pour les juniors, je trouve qu’il manquait du monde et j’ai vu beaucoup d’allées vides »

— Alexandre Cenis, responsable pédagogique du campus XP School à Lyon

« On voit qu’ils ont essayé de créer un panel un peu plus large, avec du cosplay, de l’animé, du manga, toute la pop-culture en général » souligne Alexandre Cenis. Une vision confirmée par Romain Ragusa, qui se félicite néanmoins des ponts créés avec ces nouveaux acteurs, mentionnant par exemple l’usage du jeu vidéo à des fins de formation pour les pompiers et les forces de l’ordre. Ces derniers, présents à l’édition 2024, sont venus présenter un jeu de simulation au métier de gendarme.

Ubisoft dans une crise inédite

Le plus grand studio français de jeu vidéo accumule les difficultés depuis début 2024. Entre son modèle économique insoutenable, sa tempête sociale en interne, et l’annonce du report d’Assassin’s Creed Shadow, Ubisoft semble au bord de l’implosion, et dresse par extension un portrait médiocre de la filière française du jeu vidéo. « Qu’on les aime ou non, ça reste l’image du jeu vidéo français et s’ils ferment, ça va donner un très très gros coup au secteur » affirme Romain Ragusa.

« Qu’on les aime ou non, ça reste l’image du jeu vidéo français et s’ils ferment, ça va donner un très très gros coup au secteur »

— Romain Ragusa, fondateur de la délégation régionale Auvergne-Rhône-Alpes de l’association France Esports

Une crise visible sur le salon de la PGW. Selon Romain Ragusa, le stand d’Ubisoft a été divisé par six par rapport à l’année dernière, malgré le succès de ses animations. Il y avait « plus d’une heure et demie d’attente pour l’escape game Assassin’s Creed » déployé pour l’occasion affirme Alexandre Cenis, affirmant que « le stand mériterait d’être doublé ou triplé ».

Parmi les causes de la crise Ubisoft, Romain Ragusa mentionne la course à la licence. Selon lui, le studio est étouffé par la pression du retour sur investissement des financeurs, qui requiert un nouveau jeu chaque année. Il préconise l’approche de Rockstar Games, studio du mythique GTA V, qui n’édite un nouveau jeu que tous les cinq à dix ans.

« GTA V a été vendu sur trois générations de PlayStation différentes » s’exclame-t-il. Le responsable pédagogique de XP School abonde : « Les gens en veulent toujours plus, mais sans rareté, la qualité se dégrade ». D’après lui, le report d’Assassin’s Creed Shadows est donc « une bonne idée et une bonne stratégie » du studio. Il craint néanmoins que la récente réévaluation de l’action en bourse d’Ubisoft soit liée à un potentiel rachat par le géant Chinois Tencent.

Impact sur la filière

« La première chose qu’on fait en première année, c’est de casser les deux fantasmes communs de “créer un jeu vidéo”, et de “trouver du travail en un claquement de doigts” » explique Alexandre Cenis, ajoutant « on leur explique que tout est possible, mais qu’il y a une réalité derrière ».

L’édition 2024 de la PGW marque une évolution de l’événement avec des stands dédiés au sport et à la pop-culture. Crédit photo : ArshesL

Suppressions de postes dans les studios, ralentissement économique global, concurrence grandissante des jeux mobiles… Ces dernières années, la réalité du secteur du gaming fait pâle figure.

Pour Romain Ragusa, c’est « un tout qui fait que la France est aujourd’hui boudée par les gros éditeurs », autre facteur de la crise française. Il souligne à ce titre que la filière d’e-sport tricolore est encore en recherche de modèle économique. « On a joué avec des chiffres spéculatifs pendant des années, et aujourd’hui on n’est toujours pas rentable » révèle-t-il.

Malgré le ralentissement de la filière, le jeu vidéo français pèse plus de 6 milliards d’euros selon le Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs et reste le premier produit culturel vendu en France. Un signe encourageant pour Alexandre Cenis qui souligne les avantages à se former au monde du jeu vidéo : logique, créativité, réflexes

« Contrairement à ce qu’on peut imaginer, nos étudiants n’ont pas une manette entre les mains. Ils sont là pour apprendre à faire du marketing, du design, de l’événementiel, de la communication, du stream… » souligne-t-il. Plus de 500 étudiants ont poussé les portes de l’établissement depuis son lancement en 2019, et certains étudiants ont intégré des postes chez l’éditeur japonais Bandai Namco, dans la société média-tech Webedia, à l’éditeur américain Electronic Arts, et bien sûr Ubisoft.

« Je leur souhaite des bonnes nouvelles, qu’ils restent un bon fleuron de l’industrie française, pour montrer à nouveau la bonne direction aux studios français qui, un jour peut-être, deviendront des Ubisoft »

— Alexandre Cenis, responsable pédagogique du campus XP School à Lyon

Côté marché du travail, le secteur du jeu vidéo reste un vivier d’emplois dans la Région Auvergne-Rhône-Alpes, avec cent entreprises implantées à Lyon sur les 830 dans ce domaine en France. Parmi elles, la Ivory Tower d’Ubisoft implantée à Villeurbanne et le studio d’Annecy représentent des centaines d’emplois dans la région, réaffirmant la dépendance de toute la filière à ce géant du gaming.

« Il faut espérer que ça reparte, et il y a des gens qui se battent pour » conclut Romain Ragusa en message d’espoir. « Je leur souhaite des bonnes nouvelles » ajoute Alexandre Cenis à propos d’Ubisoft, « qu’ils restent un bon fleuron de l’industrie française, pour montrer à nouveau la bonne direction aux studios français qui, un jour peut-être, deviendront des Ubisoft ».

Pour aller plus loin :

Le futur de l’industrie du jeu vidéo au Québec : entre risques et opportunités

Crédit Image à la Une : Ubisoft