Ce samedi, le Centre de Calcul de l’IN2P3 à Villeurbanne ouvre ses portes au grand public pour les Journées européennes du patrimoine. L’occasion pour l’organisme pionnier dans la conservation du patrimoine informatique de valoriser et sensibiliser à l’importance de notre héritage numérique.
2 000 machines et 340 pétaoctets de données sur bandes magnétiques sont stockées dans ce haut-lieu de la recherche scientifique française. Des données disponibles 365 jours par an pour les quelques 2 500 chercheurs utilisant les ressources du Centre de Calcul de l’IN2P3 (CC-IN2P3) mais exceptionnellement accessibles à tous ce samedi pour les Journées européennes du patrimoine.
Pour la deuxième année consécutive, le Centre participe à ce grand week-end de culture dans l’objectif de valoriser des « trésors » singuliers, qualifiés de « patrimoine informatique ».
Mais alors qu’est-ce que le patrimoine informatique et comment le conserve-t-on ? « C’est comme tout objet de musée », explique Fabien Wernli, responsable du musée au Centre de Calcul de l’IN2P3, « sauf qu’en plus de le préserver, il faut le faire fonctionner ».
Une méthode bien plus complexe qu’un tableau des Beaux-Arts, qui implique de dénicher des pièces d’une autre époque et des personnes à même d’expliquer comment les faire fonctionner. Il s’agit ici d’anciens modèles d’ordinateur, de clavier, de disquette, de moniteur, ou même d’unité centrale de traitement – les « tours » de nos ordinateurs fixes des années 2000. « On conserve le contenu, pas uniquement le support », résume le collectionneur.
« On conserve le contenu, pas uniquement le support »
— Fabien Wernli, responsable du musée au centre de calcul de l’IN2P3
Le centre est surtout connu pour leur modèle NeXTcube, qui n’est autre que l’ordinateur sur lequel a été installé le premier site web français en 1992. Il sera possible samedi de découvrir cette « station de travail » en présence de l’un des deux créateurs du site en question, Daniel Charnay.
Un modèle de conservation du patrimoine informatique
« On est engagés dans une démarche de conservation du patrimoine informatique depuis toujours » explique Gaëlle Shifrin-Suter, responsable de la communication et coordinatrice des Journées européennes du patrimoine pour le centre. Une démarche de conservation concrétisée par un musée de l’informatique qui a vu le jour en 2011. Et ce pour plusieurs raisons : « On est aux premières loges sur l’innovation et on a beaucoup de matériel informatique, alors on a voulu protéger le côté éphémère de ce patrimoine pour mieux comprendre et transmettre son évolution. »
« On est aux premières loges sur l’innovation et on a beaucoup de matériel informatique, alors on a voulu protéger le côté éphémère de ce patrimoine pour mieux comprendre et transmettre son évolution. »
— Gaëlle Shifrin-Suter, responsable de la communication et coordinatrice des Journées européennes du patrimoine au centre de calcul de l’IN2P3
Les 1 400 mètres carrés de l’institut sont dédiés à la recherche en physique des particules, astroparticules et nucléaires, et participent en ce moment à pas moins de 80 expériences scientifiques internationales. Il est rattaché au Centre National de la Recherche Scientifique, plus connu sous l’acronyme CNRS, qui figure au premier rang européen des instituts de recherche selon le classement mondial Webometrics.
Un patrimoine fragile
Mais le patrimoine informatique, par sa nature en partie intangible, est aujourd’hui menacé. « C’est un patrimoine qui disparait très vite alors que notre société, aujourd’hui entièrement numérique, repose dessus » déplore celui qui gère la collection, assure les visites guidées et coordonne le réseau.
Fabien Wernli a rejoint les équipes du Centre de Calcul il y a plus de vingt ans. Il se souvient qu’à l’époque déjà les entreprises jetaient le matériel informatique cassé ou obsolète. « J’ai réalisé que c’était quelque chose d’important et qu’il fallait le protéger », se remémore-t-il.
« C’est un patrimoine qui disparait très vite alors que notre société, aujourd’hui entièrement numérique, repose dessus »
— Fabien Wernli, responsable du musée au centre de calcul de l’IN2P3
Fabien Wernli soulève une autre raison d’être du patrimoine informatique : montrer aux étudiants en informatique comment fonctionne un ordinateur. « Notre peur, c’est que des diplômés sortent d’école d’informatique sans connaitre le fonctionnement d’un ordinateur. Et il y en a plein.» regrette-t-il.
Aujourd’hui, il essaie de faire comprendre aux politiques l’importance du patrimoine numérique. Il est épaulé de plusieurs partenaires, dont l’association spécialiste du patrimoine vidéoludique MO5, et mentionne d’autres acteurs qui agissent pour la conservation du numérique, telle que le site web.archive.org. Cette plateforme conserve plus 916 milliards de pages web depuis 1997.
Il est possible par exemple d’accéder à la page web du journal Libération en date du 9 octobre 1999 pour y lire une brève sur le général Pinochet face à la justice, la guerre en Tchéchénie, ou encore les échanges houleux entre Lionel Jospin et le mouvement nationaliste Corse.
Un patrimoine qui fascine
Pourtant, le patrimoine informatique semble intéresser le grand public. Interrogée sur le succès de l’édition précédente, Gaëlle Shifrin-Suter se dit impressionnée par la fréquentation pour un lieu d’ordinaire fermé au public. « On s’est rendu compte qu’il y avait un vrai engouement du grand public pour le patrimoine informatique ». 900 personnes ont fait le déplacement en septembre 2023 pour les premières portes ouvertes du centre.
« La préservation du numérique, c’est un nouveau concept » abonde Fabien Wernli, constatant que le centre est l’unique représentant de la catégorie informatique sur le site des Journées européennes du patrimoine. Il rappelle que seuls quelques musées sont consacrés à l’informatique dans le monde, en grand partie financés par des entreprises privées. « Même l’Angleterre, terre de naissance des plus grandes personnalités de l’informatique, vient tout juste d’avoir son musée. ». Il reste néanmoins optimiste : « je crois que 2024 est le moment charnière où le grand public comprend que c’est important ».
« On s’est rendu compte qu’il y avait un vrai engouement du grand public pour le patrimoine informatique »
— Gaëlle Shifrin-Suter, responsable de la communication et coordinatrice des Journées européennes du patrimoine au centre de calcul de l’IN2P3
Le patrimoine informatique est aussi facteur d’inclusion. Sur les liens entre connaissance informatique et inclusion numérique, Gaëlle Shifrin-Suter mentionne la mission interdisciplinaire du CNRS pour améliorer la place des femmes dans la science. « On voit ce qui se passe ailleurs, notamment aux Etats-Unis, et on s’est aperçu qu’il y a avait tout à faire chez nous. »
Depuis 2021, le Centre a mis en place une « cellule égalité » pour renforcer l’égalité femme-homme et féminiser les filières scientifiques. « On essaie à notre niveau de sensibiliser nos équipes et de valoriser notre personnel féminin, avec des portraits ciblés pour notre communication. » Une approche renforcée par les portes ouvertes de ce samedi, qui permettent à tout public de s’intéresser à la filière informatique.
Vers un lieu national de conservation du numérique
« Le berceau du web, c’est la science », explique Fabien Wernli, rappelant que le web est un produit dérivé devenu aujourd’hui une plateforme où la moitié de l’économie circule. Sur les origines lyonnaises du premier serveur web en France, il revient sur l’année 1992, charnière pour le centre de calcul.
Deux de ses collègues, Daniel Charnay et Wojciech Wojcik, participent à une conférence co-organisée par le Centre à Annecy au cours de laquelle le CERN présente le World Wide Web – plus connu sous l’acronyme « www ». De retour à Villeurbanne, les deux chercheurs décident de créer le site web du centre, sur un ordinateur qui se trouve être le même que celui de Tim Berners Lee qui a inventé la technologie. « Le site info.in2p3.fr figure parmi les 10 à 20 premiers sites web du monde. Maintenant, il y en des milliards. »
« On aimerait aller vers un lieu national de conservation du numérique » dévoile Gaëlle Shifrin-Suter. Mais elle fait face à plusieurs obstacles, dont la difficulté de fédérer autour de la table des partenaires qui ne parlent pas le même langage.
« Nous avons déjà près de 20 partenaires de tous secteurs, associatifs, privés et institutionnels » explique la responsable de la communication. Côté grandes entreprises, certaines s’intéressent déjà à la mission du centre, comme Orange ou Atos. « On essaie de secouer le “bananier ministériel” pour avoir des fonds et des ressources, et ça commence à marcher. » conclut-elle. Alors pour l’implantation d’un musée national dédié au patrimoine informatique, on espère que le choix se portera sur Lyon.
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Crédit Image à la Une : CNRS