Sifflements, regards, insultes, gestes insistants, contacts physiques déplacés… Le harcèlement de rue sous toutes ses formes touche plus de huit femmes sur dix en France. À l’approche du 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, CScience s’est intéressé aux solutions technologiques qui tentent d’endiguer ce fléau en misant sur la solidarité. Rencontre avec Priscillia Routier, fondatrice de The Sorority, et François Morival, co-fondateur de UMAY.
« Ce sont des outils très concrets qui n’existaient pas auparavant et qui peuvent améliorer la vie quotidienne des personnes vulnérables » explique François Morival, co-fondateur et directeur général de UMAY, à propos des nouvelles solutions dédiées à la lutte contre le harcèlement de rue. En 2021, il lance aux côtés de Pauline Vanderquand UMAY, une application mobile gratuite pour se sentir plus en sécurité dans l’espace public.
Dans la même lignée, The Sorority se présente comme la première plateforme internationale d’entraide et d’écoute face aux violences sexistes et sexuelles (VSS). Elle permet de déclencher une alerte directement depuis son smartphone face à une situation de danger dans la rue, dans les transports, mais aussi au bureau ou chez soi, et d’être recontactée et secourue dans la minute par les personnes alentour. « L’utilisatrice va cliquer sur un bouton et les 50 personnes localisées autour d’elle sont prévenues. Elles peuvent alors accourir, demander de l’aide, contacter les autorités… » souligne Priscillia Routier, fondatrice de The Sorority.
« L’utilisatrice va cliquer sur un bouton et les 50 personnes localisées autour d’elle sont prévenues. Elles peuvent alors accourir, demander de l’aide, contacter les autorités… »
— Priscillia Routier, fondatrice de The Sorority
Ces deux applications incarnent, aux côtés d’autres solutions technologiques comme App-Elles, Mon Chaperon et Sekura, des nouveaux moyens d’action contre le harcèlement de rue. Avec un point commun : L’appui communautaire.
Jouer collectif
« Ensemble, partout, maintenant », titre l’association The Sorority dont la stratégie repose sur la communauté qu’elle a su créer en quatre ans. Depuis son lancement en 2020, plus de 500 000 téléchargements ont été enregistrés, dont 225 000 profils vérifiés et validés. « Et probablement des milliers de personnes en plus suite au signalement de cette nuit » constate la fondatrice de l’application. Priscillia Routier fait référence à une agression commise tôt le matin du 19 novembre. Une jeune femme a déclenché l’alerte alors qu’un homme tentait de l’agresser physiquement dans les rues de Paris. Très vite une dizaine de femmes ont accouru sur les lieux, et l’une d’elles a partagé une vidéo devenue virale sur les réseaux sociaux, sommant à ses abonnées de rejoindre la communauté.
« S’il se passe quoi que ce soit, on voit sur la carte qu’on n’est pas seule et que des personnes de confiance peuvent nous venir en aide à tout moment » souligne Priscillia Routier à propos de cette force collective sur laquelle repose son application. Cette ancienne responsable de la protection des données RGPD en entreprise met un point d’honneur à vérifier que les personnes inscrites, et ayant accès donc à la localisation des victimes, soient fiables. Aujourd’hui réservée aux femmes et aux minorités de genre, l’entrepreneure révèle qu’une version dédiée aux hommes qui font face à des situations de violence, notamment du fait de leur identité de genre ou de leur orientation sexuelle, est en cours de développement.
L’application UMAY capitalise elle aussi principalement sur l’intelligence collective. Très concrètement, elle permet de partager son trajet avec des personnes de confiance, d’être dirigé vers un lieu labellisé « Safe Place » (lieu sûr) en cas de danger, de signaler une situation de violence en tant que victime ou témoin, et d’être contacté par téléphone en temps réel par l’assistance UMAY en cas de problème. « C’est un peu comme Waze sauf qu’au lieu de signaler un accident, on signale un danger sur le trajet, pour prévenir les autres utilisateurs » détaille le co-fondateur de l’application. Aujourd’hui, 6 500 « Safe place » sont recensées par UMAY et 100 000 personnes utilisent l’application. Elle est disponible partout en France et sera bientôt déployée en Angleterre.
« C’est un peu comme Waze sauf qu’au lieu de signaler un accident, on signale un danger sur le trajet, pour prévenir les autres utilisateurs »
— François Morival, co-fondateur de l’application UMAY
Mais penser collectif, c’est aussi travailler main dans la main avec ses pairs. UMAY échange ainsi avec des applications complémentaires, à l’instar de Streetco qui propose des parcours dans la ville adaptés aux personnes en situation de handicap, mais aussi des associations LGBT comme FLAG!. « L’objectif est de créer quelque chose de cohérent avec les écosystèmes qui sont complémentaires des nôtres » souligne François Morival.
Travailler de concert avec les autorités et autres acteurs publics et privés
Ces nouveaux moyens de défense inoffensifs et littéralement à portée de main permettent aussi de renforcer le champ d’action des instances publiques dédiées à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, toujours dans une logique d’intelligence collective. Des outils essentiels, lorsque l’on sait que malgré des efforts de la part des autorités publiques, 81 % des femmes déclarent avoir été victime de harcèlement sexiste ou sexuel au moins une fois dans leur vie selon le dernier rapport du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE), et que les infractions enregistrées pour outrage sexiste et sexuel ont bondi de 19 % en 2023 d’après le SSMSI (service statistique en charge de la sécurité intérieure),
À ce titre, UMAY innove par son approche globale, qui repose sur des partenariats avec tous les acteurs qui peuvent agir de près ou de loin contre le harcèlement sexiste et sexuel dans la rue. « On a signé des conventions avec le ministère de l’Intérieur, des services de police municipale, des sociétés de transports comme Keolys, la RATP et la SNCF, des entreprises privées, mais aussi une trentaine de collectivités territoriales partout en France » souligne François Morival. Le groupe Yves Rocher par exemple devrait bientôt signer une convention avec UMAY. Tous ses magasins deviendraient alors des refuges en cas de danger dans la rue.
François Morival mentionne également le dispositif « Safe Bus » mis en place en collaboration avec l’entreprise de transports publics lyonnais Sytral. « On a formé l’ensemble des conducteurs de bus à l’accueil des victimes. Ils vont pouvoir accueillir la personne et la mettre en sécurité, notamment en fermant les portes du bus si elle se fait suivre » explique l’entrepreneur. Toujours dans une logique collaborative : « On créé des ponts entre tous ces acteurs qui d’habitude ne communiquent pas » conclut-il.
« On créé des ponts entre tous ces acteurs qui d’habitude ne communiquent pas »
— François Morival, co-fondateur de l’application UMAY
Une valeur que l’application The Sorority pousse plus loin encore. « Notre but, c’est de recréer toute une chaîne d’action face aux violences sexistes et sexuelles, grâce à la solidarité » explique Priscillia Routier. Selon elle, ces nouveaux outils technologiques ne remplacent pas les instances publiques, mais représentent leurs yeux, présents partout. « Le premier maillon, c’est notre communauté très soudée qui s’est créée au bouche à oreille. Le second, c’est tout le réseau associatif dédié à la lutte contre les VSS qu’on met à disposition de nos inscrites. Et le troisième, c’est bien évidemment les autorités » souligne l’entrepreneure. L’association est d’ailleurs reconnue et labellisée par le ministère de l’Intérieur, la Préfecture de Police de Paris, et la Gendarmerie nationale. Elle mise également sur des partenariats avec des acteurs privés, à l’image de SAFTI, une société immobilière qui va mettre son réseau à disposition de la communauté The Sorority.
Penser au-delà du harcèlement de rue
Mais le harcèlement de rue n’est que la partie émergée de l’iceberg du spectre des violences et sexistes et sexuelles – spectre qui concerne très majoritairement les femmes (85 % selon le ministère de l’Intérieur). Dans les chiffres, plus d’une femme sur deux en France (53 %) et plus de six jeunes femmes sur dix (63 %) ont déjà été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle au moins une fois dans leur vie selon un sondage FranceInfo. Un adulte sur six a subi de la maltraitance sexuelle dans son enfance, et un viol ou une tentative de viol est enregistré toutes les 2 minutes 30 en France. Une réalité urgente et accablante, qui laisse une grande marge de manœuvre en matière d’innovation numérique. Car à l’ère du tout-connecté, ces applications mobiles peuvent faire une différence malgré quelques réticents. « Certaines mentalités très ancrées n’arrivent pas à comprendre que ces technologies ne sont pas de simples gadgets, qu’elles ont un impact concret dans la vie des gens » martèle Priscillia Routier, « elles peuvent même sauver des vies, la preuve ». Sur les 225 000 inscrites sur The Sorority, près de 15 000 proposent un lieu sûr se mettre en sécurité.
« Certaines mentalités très ancrées n’arrivent pas à comprendre que ces technologies ne sont pas de simples gadgets, qu’elles ont un impact concret dans la vie des gens. Elles peuvent même sauver des vies, la preuve. »
— Priscillia Routier, fondatrice de The Sorority
Alors au-delà du harcèlement de rue, The Sorority a récemment développé Save You, une plateforme dédiée aux familles françaises établies hors de France, victimes de violences conjugales et/ou ou intrafamiliales pour gérer notamment des rapatriements en urgence. Une solution qui a déjà permis d’aider 1 000 familles depuis son lancement. L’association s’apprête également à publier une étude qui illustre les impacts psychologiques et concrets à court, moyen et long terme pour les utilisatrices de l’application. « On aide notamment à reprendre confiance en soi, à réduire le traumatisme ou l’effet de sidération » souligne Priscillia Routier, « et certaines arrivent même à reprendre les transports en commun, ou à recourir le soir ». Des milliers de petits pas individuels, donc, mais un grand pas collectif vers la fin des violences sexistes et sexuelles.
Pour aller plus loin :
La montée de la cyberintimidation : entre harcèlement et misogynie
Crédit Image à la Une : Jotaka, Unsplash