Le président du Comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA) au sein du plan France 2030, Eric Labaye, conseille le gouvernement sur les priorités futures en matière d’innovation. Aux premières heures de 2025, il nous apporte un éclairage sur les grands défis économiques et technologiques qui attendent les PME françaises à horizon 2030.
Dans un contexte économique et politique incertain, plusieurs études font état dernièrement d’une perte de repères chez les dirigeants de PME. Comprenez-vous aujourd’hui les incertitudes de ces chefs d’entreprise ?
Je pense qu’il y a deux niveaux d’incertitude. Le premier est lié aux très grandes tendances mondiales, avec, d’un côté, des évolutions technologiques très importantes et rapides, et, d’un autre, des tensions géopolitiques. Ces deux transformations créent beaucoup d’incertitudes, de complexité et de volatilité dans les marchés, et demandent une attention particulière de la part des chefs d’entreprise.
Et ces tendances se sont accélérées en 2024, car il y a eu des élections dans quasiment la moitié du monde, avec des changements politiques et des positions qui ont évolué. On voit aussi une certaine incertitude sur la scène politique française. Dans ce contexte-là, on peut comprendre que les dirigeants de PME soient très attentifs aux implications de ces évolutions politiques et technologiques sur leur marché et leur entreprise en particulier.
Je m’adresse ici à l’expert conseil, ancien directeur général de McKinsey France : quel est votre diagnostic des enjeux auxquels les PME françaises font face ?
Je dirais que les entreprises françaises font face à des défis qui sont d’abord des défis d’adaptation aux évolutions des marchés mondiaux : économies émergentes, technologies, transition écologique, réglementation, compétences. Par exemple la diffusion des technologies dans leur mode de fonctionnement est un élément important de compétitivité. Et puis on doit aussi s’adapter aux impératifs du climat.
« Les entreprises françaises font face à des défis qui sont d’abord des défis d’adaptation aux évolutions des marchés mondiaux : économies émergentes, technologies, transition écologique, réglementation, compétences »
Elles ont donc ce triple défi qui est de continuer à développer les produits et les services dans leur marché, tout en assurant un modèle de production et de service compétitif, à savoir à la fois lean, digital et écologique.
Parmi ces facteurs, y en a-t-il un en particulier qui vous semble plus important que les autres ?
Aujourd’hui, on en parle tous les jours : c’est le défi de la data et de l’intelligence artificielle. Cette tendance de la transformation par la donnée s’amplifie depuis une quinzaine d’années, en partie parce qu’une grande quantité de données est disponible et la puissance de calcul est abordable. Je pense que c’est une formidable opportunité, mais on voit que tout le monde ne prend pas la vitesse justement nécessaire pour s’en emparer.
Le défi, c’est de passer à l’utilisation de l’IA à grande échelle, comme on dit en anglais « at scale » dans une entreprise. Tout le monde a fait des POC (Proof of Concept) et la question désormais c’est l’utilisation de l’intelligence artificielle dans toute l’entreprise.
Le gouvernement vous a nommé en avril dernier président du Comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA) dans le cadre du plan France 2030, qui représente un investissement public de 54 milliards d’euros, dont 45 % seulement destinés aux petites et moyennes entreprises (PME). Est-ce suffisant ?
L’objectif est d’être à 50 % pour les acteurs émergents. Il faut à la fois soutenir des projets qui sont conduits par les grands groupes et des projets conduits par des PME ou des start-ups. Quand on est sur le développement de technologies de rupture, tout le monde a un rôle à jouer.
Je pense qu’il est important que les entrepreneurs, ou intrapreneurs dans les grands groupes, soient soutenus. L’objectif est de créer des leaders mondiaux. On le sait tous : on a déjà des grands groupes qui ont une empreinte mondiale, et des PME très compétitives, et on cherche à s’assurer qu’on a les leaders mondiaux de demain.
L’un des enjeux majeurs aujourd’hui réside dans la capacité des petites organisations à se numériser, avec un besoin crucial de formation. Ici encore, dans le cadre de France 2030, envisagez-vous d’orienter la dépense publique vers plus de formation professionnelle afin d’accélérer l’adoption des technologies ?
Avec France 2030, nous couvrons dix domaines industriels, notamment la mobilité électrique, la santé, l’énergie nucléaire, l’énergie renouvelable, et l’avion décarboné. On a aussi six leviers transversaux, et l’un d’entre eux inclut la formation. Il y a eu des appels à projets qu’on appelle CMA (Compétences et Métiers d’Avenir) pour près d’un milliard d’euros. Cela représente un montant conséquent, dont l’objectif est d’assurer une formation dans les nouveaux domaines qu’on souhaite développer pour le tissu industriel et économique de demain.
« […] l’objectif est d’assurer une formation dans les nouveaux domaines qu’on souhaite développer pour le tissu industriel et économique de demain. »
Développer un écosystème industriel, c’est de la recherche, des financements, de la production, mais surtout des compétences. Cet aspect est donc entièrement intégré et une priorité de France 2030. Pour vous donner un exemple, le gouvernement a alloué 360 millions d’euros en mai dernier aux clusters IA, pour assurer qu’on ait des centres de formation et de recherche qui forment encore plus de monde en IA et au plus haut niveau mondial.
L’usage des technologies en entreprise est-il un facteur d’anticipation des marchés autant qu’un vecteur de productivité ?
Absolument, il faut travailler à la fois pour l’amélioration du service ou du produit pour le client et l’organisation de l’entreprise pour le faire. En d’autres termes, la technologie transforme le produit que vous allez apporter à votre client, et il faut donc toujours être à la pointe à ce niveau-là. Elle s’applique bien sûr aussi à son utilisation en interne, dans la façon de produire et d’opérer une entreprise. Si je reviens sur la question de la data, ça peut aussi bien être la maintenance prédictive, l’optimisation de chaînes logistiques, ou l’amélioration du service auprès de votre client.
Les deux grands domaines d’utilisation de la donnée, c’est toute la chaîne production/logistique, et les données marketing, à savoir la façon dont vous vous adressez à vos clients. L’enjeu, c’est d’intégrer ces utilisations technologiques pour améliorer votre productivité. C’est parmi les objectifs du management que de toujours améliorer la façon dont on travaille, car en intégrant de la technologie, vous améliorez aussi les conditions de travail, pas uniquement la qualité ou les coûts.
Les retards technologiques enregistrés en Europe pénalisent-ils à terme nos PME ?
Le rapport Tirole a clairement identifié qu’il nous manque des entreprises de hautes technologies. Dans les entreprises de moyenne et basse technologies, (ce qui inclut par exemple l’automobile), on n’investit pas moins que nos collègues américains. La grande différence se situe autour des GAFAM et de tout l’écosystème américain des hautes technologies. Ici, il est critique justement de pouvoir reprendre l’offensive sur le développement technologique européen, que ce soit dans les semi-conducteurs, le cloud, le software, ou l’IA… Le défi pour les PME et pour la tech en général, c’est de devenir des leaders mondiaux.
« Ici, il est critique justement de pouvoir reprendre l’offensive sur le développement technologique européen, que ce soit dans les semi-conducteurs, le cloud, le software, ou l’IA… Le défi pour les PME et pour la tech en général, c’est de devenir des leaders mondiaux. »
Mais le deuxième élément qu’il faut avoir en tête, c’est la diffusion de la technologie. C’est là que les PME peuvent s’emparer de technologies, qu’elles soient européennes ou internationales. Selon moi, c’est la responsabilité des PME de diffuser ces nouvelles technologies afin d’améliorer leurs produits/services ainsi que leur productivité.

Eric Labaye est président du Comité de surveillance des investissements d’avenir au sein du plan France 2030. Crédit photo : Eric Labaye
On met beaucoup l’emphase sur les entreprises à portée technologique, mais les PME ont souvent des préoccupations plus traditionnelles. Comment les convainc-t-on que l’innovation peut être une solution, et même un levier de compétitivité ?
Pour convaincre, il faut d’abord connaître. Alors le premier défi, c’est de savoir comment les responsables d’entreprise, et justement de PME, connaissent ce qui est possible. Et selon moi, à ce niveau-là, c’est le rôle des organismes professionnels, des réseaux locaux, et des instituts de formation locale. Parce que généralement, il faut de la formation et de la recherche si vous voulez progresser. Et puis un peu de concurrence qui stimule les acteurs à toujours faire mieux pour leurs clients.
Pour finir sur une note positive, malgré le flou actuel, y a-t-il un facteur en particulier qui permet aux PME de rester confiantes et sereines quant à leur avenir ?
Je pense qu’aujourd’hui, le monde a effectivement beaucoup d’incertitudes, mais quand je vois le nombre de pays qui continuent à se développer, je me dis qu’on a huit milliards d’humains qui aspirent à avoir un niveau de vie de qualité.
Alors quand vous avez à la fois cette opportunité de marché, des technologies en fort développement, et le besoin très clair de transformer les façons de produire, oui, on peut voir ça comme des challenges, mais en réalité ce sont des opportunités. Toute la difficulté, ou en tout cas toute la responsabilité des chefs d’entreprise, sera de rassembler les forces pour capturer ces opportunités.
« Toute la difficulté, ou en tout cas toute la responsabilité des chefs d’entreprise, sera de rassembler les forces pour capturer ces opportunités. »
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Crédit Image à la Une : Courtoisie