Le 9 juin a sonné comme un coup de tonnerre politique en France avec l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par le Président Emmanuel Macron. Dans le cadre d’une campagne électorale un peu folle, face à la montée inexorable de l’extrémisme, l’exécutif, à l’image des partis traditionnels, semble en manque de solutions, désemparé face à la radicalisation grandissante des opinions. La France n’est pas la seule touchée par ce phénomène. L’une des raisons se trouve du côté de nos écrans.
Il fut une époque pas très lointaine où le débat démocratique bruissait d’un vibrant échange d’idées et de visions d’avenir, une joyeuse cacophonie où chacun pouvait se faire entendre, où l’argumentation et la raison l’emportaient, sans la restreindre pour autant, sur la passion.
Depuis quelques années, un nouvel acteur a fait irruption sur la scène publique, invisible et pourtant omniprésent : l’algorithme.
Ces créatures de codes et de calculs, développées par les géants de la technologie dans les années 2000, façonnent, orientent et parfois détournent notre participation citoyenne. Leurs promesses d’un contenu personnalisé, d’un monde plus connecté, cachent cependant un revers bien sombre : la polarisation du débat public et la montée des extrêmes.
La polarisation du débat publique
Aujourd’hui, peu de pays dans le monde y échappent. La France, nation où le débat politique a toujours été intense mais respectueux du cadre républicain, présente depuis les élections présidentielles de 2017 le visage d’une société de plus en plus divisée et largement fragmentée.
Selon plusieurs études menées en juillet 2023 par les revues Nature et Science, les algorithmes de plateformes comme Facebook et Twitter ont joué un rôle clé dans cette fracture. En favorisant les contenus qui suscitent le plus de réactions – souvent les plus outranciers et polarisants – ces algorithmes créent des chambres d’écho où chacun voit ses propres opinions renforcées et celles des autres diabolisées.
« En favorisant les contenus qui suscitent le plus de réactions – souvent les plus outranciers et polarisants – ces algorithmes créent des chambres d’écho où chacun voit ses propres opinions renforcées et celles des autres diabolisées. »
Le mouvement des Gilets jaunes fut un parfait exemple de la manière dont des revendications somme toutes légitimes au départ, ont pu être déformées et exacerbées par les algorithmes, conduisant à une radicalisation rapide et souvent violente du débat.
Les jeunes, premières victimes des algorithmes ?
Dans son ouvrage sous forme d’enquête intitulé “Toxic data”, le mathématicien et directeur de recherche au CNRS, David Chavalarias, a étudié la manière dont les algorithmes de Facebook ou de Twitter privilégient tel ou tel post, influencent notre flux d’information et donc potentiellement aussi notre opinion d’électeur. Le chercheur en est venu à la conclusion, à partir de nombreuses études scientifiques qu’il a analysées, que ces algorithmes sélectionnent, affichent et privilégient les contenus polémiques, radicaux ou négatifs.
Or, les moins de 35 ans sont les plus nombreux à s’informer via les réseaux sociaux. Faut-il dès lors s’étonner, comme lors du dernier scrutin au européennes, que les jeunes soient les plus enclins à accorder leurs votes aux extrêmes ?
« (…) ces algorithmes sélectionnent, affichent et privilégient les contenus polémiques, radicaux ou négatifs »
Comme le soulignait en décembre dernier le magazine Politis, le président libertarien Javier Milei, récemment élu en Argentine, a ainsi largement profité des réseaux sociaux lors de sa campagne présidentielle, notamment pour séduire les plus jeunes générations.
Les experts sonnent l’alarme depuis plusieurs années. L’informaticien et éthicien Tristan Harris, ancien designer éthique chez Google et cofondateur du Center for Humane Technology, compare les algorithmes à des marionnettistes invisibles.
Depuis 2016, celui-ci n’a eu de cesse de répéter que ce n’est pas forcément ce que les plateformes nous montrent que nous voulons voir, mais ce qui les rend plus riches. Une quête incessante du profit qui transforme les réseaux sociaux en terrains fertiles pour les contenus extrêmes, car ils génèrent plus d’engagement et donc plus de revenus publicitaires.
« L’autre camp est déshumanisé, désincarné, devenant un objet de haine parfait irrationnelle. Terreau idéal pour l’extrémisme. »
Mais les algorithmes ne se contentent pas de polariser, ils fragmentent aussi. Ils créent des bulles de filtres où chaque individu est isolé dans son propre univers informationnel, renforçant l’impression que ceux qui pensent différemment ne sont pas simplement en désaccord, mais sont dangereux. L’autre camp est déshumanisé, désincarné, devenant un objet de haine parfait irrationnelle. Terreau idéal pour l’extrémisme.
Le pouvoir du chaos permanent
Le résultat, tel que décrypté par l’écrivain et politologue italien Giuliano da Empoli, est le suivant : tandis qu’hier la politique était « centripète » – il fallait rallier autour d’un point d’équilibre –, elle est devenue aujourd’hui centrifuge. L’expression d’« ingénieurs du chaos » trouve alors tout son sens : pour conquérir le pouvoir, la politique consiste désormais à exploiter au mieux les dynamiques d’infrastructures, ici de communication, pour éclater la société en tous points.
Les géants de la tech, conscients du problème, affichent des intentions de correction. Mais peut-on vraiment croire en leur bonne foi ? La régulation semble encore bien timide face à ces titans de la Silicon Valley. En France, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) tentent de réguler, mais ils sont souvent dépassés par l’ampleur et la rapidité des évolutions technologiques.
« (…) pour conquérir le pouvoir, la politique consiste désormais à exploiter au mieux les dynamiques d’infrastructures, ici de communication, pour éclater la société en tous points. »
Ironiquement, les mêmes outils qui pourraient renforcer la démocratie en connectant les citoyens de manière plus directe semblent actuellement la menacer. Les algorithmes pourraient être utilisés pour encourager le dialogue constructif, pour exposer les gens à une diversité de perspectives. Mais cela nécessiterait une refonte complète de leur conception, privilégiant l’intérêt public sur le profit.
Certaines ONG, dont Amnesty International ou Reporters sans frontières (RSF), appellent à revoir la structure des algorithmes en repensant le modèle économique des plateformes. “Ceux qui créent les algorithmes ont le rôle qu’avaient autrefois les parlementaires quand ils adoptaient les règles sur la distribution de la presse, rappelait dans son ouvrage La Matrice publié en 2022 le regretté Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, disparu le 8 juin dernier.
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Devrons-nous nous contenter de n’être réduits qu’à de simples spectateurs d’un débat démocratique de plus en plus polarisé, orchestré par des algorithmes dont les ficelles restent souvent invisibles pour la plupart d’entre nous. L’avenir de nos démocraties mérite mieux que de se voir confié aux mains de calculateurs avides de clics.
Peut-être est-il temps de rappeler que derrière chaque algorithme, il y a aussi des choix humains. Et que ces choix ne devraient en rien être guidés par le profit, mais bien par le bien commun. Car après tout, n’est-ce pas là l’essence même de la démocratie ?
Crédit Image à la Une : Istock / Ajijchan