Des géants de la tech Google et IBM aux start-up deeptech françaises Pasqal et Alice & Bob, plusieurs entreprises sont en lice dans la course au quantique. À quand un premier ordinateur quantique universel, machine à fantasmes des aficionados de la tech ? Rencontre avec Daniel Stilck França, chercheur au centre INRIA de Lyon et lauréat d’une bourse européenne pour ses découvertes prometteuses.
Une technologie porteuse d’avenir…
Pour bien comprendre de quoi on parle, revenons à l’informatique classique. Nos ordinateurs, smartphones ou tablettes fonctionnent aujourd’hui avec des « bits » (un mot-valise pour « binary digit », soit « chiffre binaire ») qui ne peuvent prendre que deux valeurs : 0 ou 1. Un ordinateur quantique va lui utiliser des « qubits » qui, contrairement aux bits binaires classiques, va pouvoir superposer les deux états. En d’autres termes, un « quantum bit » ou bit quantique peut être à la fois un 0 et un 1. Une forme de calcul révolutionnaire qui ouvre la voie à un traitement informatique à la fois plus rapide et plus performant, mais aussi des opérations inédites, aujourd’hui irréalisables par un ordinateur classique.
À ce sujet, Daniel Stilck França, chercheur spécialiste de physique quantique au centre INRIA de Lyon, évoque l’azote. « 2 à 3 % des émissions de CO2 mondiales sont dues à la production d’engrais azotés pour l’agriculture », déplore-t-il. « Avec un ordinateur quantique très puissant, je pense qu’on pourrait comprendre comment répliquer l’azote que produisent les plantes. » L’informatique quantique permettrait également de grandes avancées en recherche médicale, notamment pour mieux comprendre les mécanismes de certaines maladies et élaborer des traitements plus efficaces.
… qui peine à voir le jour pour le grand public
Alors pourquoi attendre pour utiliser cette technologie sans précédent ? Tout simplement car de nombreux freins empêchent son développement. « D’ici 20 ans, personne n’aura encore d’ordinateur quantique chez lui », explique Daniel Stilck França. Les projets d’ordinateurs quantiques sont encore loin d’être au point, avec aujourd’hui encore près d’une opération sur 100 ou sur 1 000 qui échoue. Si une théorie existe déjà pour corriger les erreurs quantiques et améliorer la tolérance aux pannes, elle nécessite beaucoup de ressources et n’a pas encore fait toutes ses preuves.
« D’ici 20 ans, personne n’aura encore d’ordinateur quantique chez lui »
— Daniel Stilck França, chercheur au centre INRIA de Lyon
Le chercheur explique néanmoins qu’il est déjà possible de l’utiliser ponctuellement via des « clouds » que ses étudiants à l’ENS Lyon exploitent largement durant ses cours. « Je leur montre que le quantique, ce n’est pas de la science-fiction, mais bien une technologie à laquelle on peut accéder en quelques clics » souligne-t-il.
Le site NVIDIA Quantum Cloud permet aux acteurs de l’écosystème de l’informatique quantique d’accéder à de puissants simulateurs quantiques pour concevoir de meilleurs algorithmes ou développer de nouvelles applications.
« Dans dix ans, la prochaine table-ronde portera sur le quantique »
— Jean Bolot, vice-président du pôle recherche et innovation à Orange, lors d’une table ronde au salon SIdO dédié aux nouvelles technologies
D’ailleurs, l’ordinateur quantique n’est ni plus ni moins qu’une toute petite puce électronique effectuant des calculs à l’échelle atomique, microscopique donc. Les images d’ordinateurs quantiques dignes de films SF montrent d’immenses structures câblées qui servent en réalité à refroidir la minuscule puce électronique, qui doit être maintenue proche du point zéro de la température absolue (-273,14°C).
« Je pense que dans un futur proche, disons dans 5 à 10 ans, le recours à l’informatique quantique sera plus répandu », affirme cependant le chercheur. Il fait un parallèle avec l’arrivée d’OpenAI fin 2022, qui a globalisé le « réflexe IA » avec son « chatbot » accessible au grand public.
Jean Bolot, vice-président du pôle recherche et innovation chez Orange, confirme ce ressenti au salon SIdO dédié aux nouvelles technologies ce mercredi à Lyon : « Dans dix ans, la prochaine table-ronde portera sur le quantique », lance-t-il à la fin d’une conférence intitulée « Quel monde connecté voulons nous dans 10 ans ? » où l’IA était au cœur des discussions.
Réduire les bruits indésirables, une avancée majeure
Daniel Stilck França est membre de l’équipe-projet QInfo à INRIA, portée également par l’Université Grenoble Alpes, l’ENS de Lyon et l’Université Claude Bernard Lyon 1. Il travaille depuis trois ans sur l’un des principaux obstacles au développement de l’informatique quantique : le bruit. Des sons dû à la nature fragile des qubits et aux perturbations de leur environnement affectent les dispositifs de traitement de l’information.
Aujourd’hui, une technique largement répandue pour contourner cet obstacle s’apparente à la « redondance ». « C’est comme lorsque vous voulez dire quelque chose à votre ami dans un bar bruyant : vous allez répéter votre phrase, jusqu’à ce qu’il vous entende », métaphorise Daniel Stilck França. C’est pareil pour l’ordinateur quantique : il suffit de répéter nos instructions selon sa probabilité d’échec, jusqu’à obtenir une réponse. « Mais cette solution à elle seule ne suffira pas, car elle est très gourmande en ressources » réplique le chercheur.
« Mais cette solution à elle seule ne suffira pas, car elle est très gourmande en ressources »
— Daniel Stilck França, chercheur au centre INRIA de Lyon
Le projet GIFNEQ (pour « gibbs framework for near-term quantum computing ») qu’il porte au sein de l’équipe QInfo entend contourner ces difficultés pour se rapprocher très concrètement de la perspective d’un ordinateur quantique. Avec une approche radicale : changer la méthode de calcul.
« C’est comme passer d’un jeu de dominos à un jeu de cartes classique : si une personne triche aux dominos en enlevant une pièce, la partie est terminée. Tandis que si cette même personne insère un Joker dans un jeu de cartes, au moment où je commence à les mélanger, alors il y a peu de chance que la partie soit impactée. » Daniel Stilck França est depuis peu lauréat des « Starting Grant », une bourse prestigieuse accordée par le Conseil européen de la recherche. Une reconnaissance qui lui permettra de poursuivre ses recherches en lien avec le projet GIFNEQ, et de « porter haut cette vision scientifique qui pourrait s’avérer très utile dans [sa] filière ».
Pour aller plus loin :
L’ordinateur quantique pour les nuls : 4 notions pour tout comprendre
Crédit Image à la Une : Pete Linforth de Pixabay